mercredi 7 septembre 2016

Vue de la Chartreuse depuis la Bastille à Grenoble.

Vauban, les Alpes, la Durance



Alpes du sud




Forteresses d’accueil

 Sur son rocher de calcaire chauffé par un soleil déjà occitan, le Briançon moderne est une idée de l'architecte Vauban, qui imagina ce verrou en forme d’étoile pour « accueillir » les armées des rois du Piémont au 17ème siècle. Dans un paysage qu’il percevait comme chaotique, terrible – au confluence de trois vallées alpines (vallée de la Clarée, de la Guisane et Cerveyrette), le site est en effet pressé de toute part par la montagne-  il introduisit un artefact à la fois guerrier et cartésien illustrant l’alliance nouvelle entre la force pure et la raison géométrique : la forteresse de pierre désormais inséparable de certains paysages dauphinois.
  Quand on arrive d’Italie, par la magnifique route tout en lacets menant d’Oulx au col du Montgenèvre, parmi les hautes forêts d’épicéas et de doux mélèzes, on tombe simultanément sur les parois vertigineuses  de la Barre des écrins, les neiges du pic Coolidge et sur cette place forte dont les remparts et les grands bâtiments de pierre à l’élégance militaire, se fondent dans un paysage hors du temps. Le génie de Vauban consistait en effet à utiliser les ressources de l'environnement et les caprices du relief pour obtenir le maximum d'efficacité défensive, « parce qu'il est nécessaire d'assujettir le plan au terrain, et non pas le terrain au plan » écrit-il dans ses mémoires.
  Il semble parfois, à en juger par le peu d’usage qui en a été fait dans le domaine des armes, que la mission de ces sentinelles de pierre, parfois de véritables villes comme au Mont Dauphin, était autant de subjuguer le chaos des montagnes et de placer l’architecture au cœur d’un espace jusque-là dominé par d’inquiétants géants de pierre, que d’arrêter des armées ennemies. L’aura militaire qui s’en dégage agit ainsi toujours sur les vastes amphithéâtres de montagnes qui les entourent, unifiant l’espace autour du dessin de leurs remparts et des myriades de lignes imaginaires qui s’y entrecroisent. C’est ainsi que Paris et l’esprit de Versailles ont colonisé, par une mise en scène basée à la fois sur la force militaire, la géométrie et l’architecture, les Alpes du sud. C’est aussi pour cela que l’on est accueilli, comme ailleurs sur l’interminable frontière Est de la France, par une forteresse.


Via Domitia et Durance


 Ces forteresses, celle en étoile de Briançon avec sa constellation de satellites étagés en fonction du relief, celle de Mont Dauphin surplombant la combe qui marque l’entrée du massif du Queyras, ou de Sisteron avec ses grands pans de murs d’un gris sombre en vis-à-vis de magnifiques falaises de calcaire plissée, s’échelonnent sur une route qui fut à la fois celle des armées et de la civilisation, la via Domitia.
 Nouvel exemple de la nature ouvrant des voies à l’histoire, la via Domitia longeait  le cours de la Durance, sa véritable inspiratrice, des Alpes cottiennes jusqu’aux rivages, alors grecs, de la Méditerranée ; elle passait alors par Briançon-Bregansum, Embrun-Embrussum, Sisteron, Manosque, Aix-en-Provence, traversait les riches plaines d’Arles, les vignobles de Nemausus (Nîmes) et de la Narbonnaise, pour finir derrière les Pyrénées. Elle mettait aussi définitivement en contact civilisations alpines (celto-ligures) et méditerranéennes (grecque et romaine).

En pénétrant en Gaule par le col du Montgenèvre à plus trois cents kilomètres des côtes de la mer, et non par la côte ligure, les légions romaines ont aussi été amenées, parachevant ainsi le travail de la Durance, à tracer un axe de circulation indélébile, axe à la fois politique et culturel, liant  la Montagne et la Mer.
 C’est ainsi que fut ébauché le visage d’un espace à la fois alpin et méditerranéen, si particulier en cela que de Marseille jusqu’à la frontière italienne, territoire littoral et milieu montagnard n’y sont pas séparés de manière franche mais qu’ils restent au contraire profondément imbriqués, s’entrelaçant dans une suite de dégradés subtils, et parfois même déroutants (comme dans l’Embrunnais ou le Briançonnais où se côtoient à peu de distance lavande et sapins pectiné), qui tiennent à la fois des langues,  des coutumes, du relief, du climat, de la faune et de la flore (lavande, buis, chênes pubescents remontent vers le nord, le long des rives de la Durance, ainsi que les cigales qu’on a récemment entendu « chanter » pour la première fois à quelques dizaines de kilomètres du massif des Ecrins).
  Duranço, son nom provençal en fait peut-être mieux ressortir son caractère latin tandis que sa racine (qui résonne aussi dans la « Doira » piémontaise, le « Douro » espagnol et portugais ou encore la « Drava » bosniaque) rappelle qu’il s’agit bien là d’une de ses fortes et entêtées rivières de montagnes capables d’entailler la roche pour se frayer un chemin qui parfois mène jusqu’à la mer.
  La Durance est la rivière alpine par excellence. Elle apporte dans les territoires arides du sud la fraîcheur des sommets. C’est une rivière qui de toute sa force, puisée dans les pentes et les glaciers, de toute sa vitesse de torrent échevelé, chute vers le sud.
Prenant sa source au Mont Genèvre, à peu de distance de celle du Pô, tout distingue la Durance de ce dernier. Alors que le Pô allie mollesse et fertilité, la Durance est une véritable harpie, anciennement destructrice. Elle était si puissante que voilà quelques millénaires elle s’était tracé toute seule un chemin vers la mer, où son estuaire se trouvait aux environs de Marseille, avant de s’incliner, à Avignon, devant le Rhône dont elle est devenue depuis un affluent.
Au sud de Briançon, où elle creusé des profondes gorges dans le granit, elle n’est encore qu’un torrent aux eaux grondantes, écumantes, où aiment à se faire peur dans des giclées d’eau glacée raftistes et kayakistes du monde entier  ; puis ce bleu glacé s’apaise, s’aplanit au sud de Sisteron ; les argousiers font place aux cannes de Provence, les solides chênes pubescents remplacent les flexueux pins sylvestres, de longues îles effilée (appelées « isclas » en provençal), pointues comme des couteaux, se forment au gré de ses crues tandis que son cours s’élargit entre plateau de Valensole et Massif des Baronnies  avant de se resserrer à nouveau au défile de Mirabeau qui marque son entrée dans la plaine d’Aix-en-Provence. La Durance abandonne alors son orientation nord-sud déterminée par la déclivité progressive du relief, elle cesse de chuter vers la mer pour devenir un véritable fleuve de plaine, un Nil nourricier qui d’est en ouest, entre Massif du Luberon et Alpilles, étanche la soif de la Provence et irrigue ses jardins et vergers.
 Les métamorphoses de la Durance semblent accompagner, sans ruptures véritables hormis les passages spectaculaires par les clus et défilés, celles du relief, du paysage et des cultures humaines. Toujours la même, toujours changeante, elle est le mouvement lui-même des montagnes vers la mer et le gage d’une continuité entre deux espaces, deux mondes à la fois physiques, culturelles et imaginaires, qu’elle contribue, longtemps après les légions romaines, à souder l’un à l’autre.
Plateau de Bure



Plateau de Bure. Un erg lunaire parsemé de pierres sphériques roulées par les vents. Le terrain est tantôt bombé, tantôt creusé en cuvettes ; succession de concavités, convexités interrompue par des falaises sans franchise ou bien prolongés par des promontoires dramatiquement érodés : tête d’Aurouze etc.. têtes de bélier luttant contre le temps.
Un immense terrain de jeu pour le soleil et pour les vents ; une dernière station où la neige trouve également refuge, une neige granuleuse qui craque sous le pied. En été ce doit être l’Afrique, mais en décembre c’est plutôt l’Arctique et une polychromie boréale, des bleus pâles, des blancs cassés, des jaunes sulfureux. Le plateau de Bure est une résurgence chtonienne dont les bosselures parfaitement arides semblent prises dans les invisibles filets d’un ciel qui assèche, d’un ciel-ventouse où se déchaine le Shiva des vents.
Terre déplacée, hors propos, échouée dans des hauteurs qui la forment en l’affamant, ouvertes sur des espaces ouraniens qui la martellent ou ruissellent sur elle, en elle, pour lui faire exprimer d’ultimes, de grumeaux de pierre polie.
Sisteron
Vallée du Buëch



Chute et lumière, goutte à goutte dans un désert minéral, quand le silence de la pluie ouvre ses ailes et se rapproche de l'ardeur des sommets. Je me réveille dans le bruit de ce qui ruisselle sur l’oreille de la pierre, je nais des lichens essorés.  Rassemble mes innombrables dans le noir isolement des pentes, à flanc de rocher ; fulgure brièvement sur le fil tendu de la cascade, blanchi jusqu’à la corde, avant de me perdre dans ce qui semble autre mais qui est en fait de moi, car déjà je me déplie, sors de ma source éparpillée pour conjuguer des fuites sans nom, des chutes graves ou mineures que mon corps lentement prolonge et dissout vers l’avant. 


Où va cette lumière que je traîne, depuis la racine des roches ? Suis-je oubli ou pleine conscience ? et ses traînées qui clapotent, qui se meuvent d’un long mouvement conséquent de reptile sont-elles de moi ou du lit que creuse mon inconscience. Et pourtant c’est ainsi, par le débordement d’une force évasive, que se forment des berges où résonnent mon nom, et un pays avec ses villages et ses champs, à la fin.


 Je suis le fleuve, la rivière, les ruisseaux capillaires qui frétillent dans la lumière des pentes, je suis toutes les eaux emmenées, indifféremment, je suis les flots, je ne suis rien mais à part un nom répété le long de mes boucles qui forment un pays, jusqu’à trop de lenteur. Un nom qui tient tant à ma peau jamais déchirée qu’à mes entrailles ou se déplie et déplie la force évasive qui n’est pas de moi ; je suis un nom qui me tire vers l’avant jusqu’à la bouche qui le tait.