lundi 17 mai 2021


 Chartreuse




Le Poulpe et le rocher 


Sa conscience Grenoble la tire des ses montagnes.  Etrangement, cette ville-laboratoire prend appui sur un quasi  désert, le massif de la Chartreuse. Les flancs de la Chartreuse, en particulier le flanc oriental qui suit la vallée du Grésivaudan, la grande plaine agricole alimentant la ville en fruits et légumes, sont comme des murs qui cachent un territoire invisible aux yeux de chair ; sa forme générale et celle d’un vaisseau dont l’avant, la pointe, serait orienté vers  le sud. Cette pointe c’est la Bastille, un ancien fort militaire auquel mène le célèbre téléphérique, cet ascenseur oblique, pour les touristes et  fainéants ; le téléphérique de Grenoble, trois bulles de plastique et de métal, souligne  à lui seul ce qui est peut-être le  désir de la ville : coloniser les hauteurs, transformer la montagne en immeuble, créer la ville-montagne.

La ville tente de devenir verticale sur des pentes où l’habitat est pourtant quasiment impossible à stabiliser, elle essaie de grimper avant de laisser définitivement la place au rocher et aux forêts ; cette dernière poussée de la ville ce sont les quartiers « chics » de Grenoble, car ici la hauteur géographique est signe de noblesse.  Grenoble s’accroche aux montagnes, monte, se hisse noblement, à Corenc, St-Martin-le-Vinoux, et puis s’arrête ; commence la Chartreuse qui marque aussi la limite définitive de la ville. Grenoble tient à ce  son rocher sacré qui en son intérieur cache un trésor : le silence.

 

 

Le rocher s’ouvre

 

Depuis Grenoble il y a deux manières d’entrer en Chartreuse, par la route. On peut prendre la route de Corenc le long du mont Rachais, jusqu’au Sappey-en-Chartreuse : on glisse alors dans la Chartreuse. On peut aussi y parvenir depuis le flanc occidental et Voreppe. C’est la route que j’ai prise en novembre dernier, quand le froid et la neige ont  commencé, sans prévenir.

  De ce côté les deux principales vallées du massif, orientées nord-sud,  descendent vers la ville. On a une  vision saisissante de cette montagne qui s’ouvre, depuis le centre même de Grenoble : on peut en effet apercevoir par un jour de soleil, depuis la place Victor Hugo par exemple, quand on regarde en direction du Nord et de la de Bastille, les dernières maisons aux toits rouges, marrons foncés, beiges, de saint Martin-le-Vinoux, calmement monter dans des prairies en pente qui donnent le vertige. Le haut envahit le bas.

Monter en Chartreuse, c’est comme gravir les différents degrés d’une très régulière échelle du silence. Ces étapes sont d’ailleurs soulignées par des modifications dans le monde végétal : ce sont d’abord des prairies à l’herbe grasse où paissent les vaches, des vergers de pommiers, et des forêts de chênes, puis après un resserrement entre le rocher de Chalves et la Néron, on pénètre dans un paysage de moyenne montagne, plus pauvre, toujours dans la longue vallée occidentale du massif : deuxième étage, les bruits de Grenoble et ses nuages de fumée ne sont déjà qu’un souvenir.   A  Saint-Laurent-du-Pont, on est entouré de montagnes couvertes d’épicéas qui dominent un territoire de bocage. On peut alors se préparer à monter au troisième étage. C'est-à-dire à monter dans le désert.

 

Le désert

 Le mot désert désigne plus la qualité spirituelle d’un paysage, vide, silencieux cosmique, que sa nature physique ; il y a, du Nord ou Sud, des déserts de roches, de sable, de forêts, d’eau, de glace. Ici il s’agit d’un désert de calcaire et de résineux, d’un  désert de neige car les premiers flocons sont arrivés, d’un désert d’une très grande richesse, car la Chartreuse concentre la majeure partie des espèces de plantes alpines mais aussi d’autres plantes très rares comme la vulnéraire millepertuis, et une quarantaine d’orchidées qui seront malheureusement invisibles en ce mois de novembre.

  Ce n’est sans doute pas un hasard que Bruno de Cologne, cet homme du Nord poussé par un impératif de  contemplation, « fondateur » de l’ordre des Chartreux, ait été arrêté par ce silence, et ait élu ce paysage comme lieu de halte pour lui et ses six compagnons, symbolisés par six étoiles sur le sceau des Chartreux. Le monastère de la grande Chartreuse, la maison mère de l’ordre, perdue dans le fond d’une vallée très boisée semble prise dans une impasse. Hors du monde. Mais c’est en fait là que silence se concentre et se cristallise pour ensuite refluer, amplifié dans tout l’espace d’un massif complexe, dans ses différente étages, compartiments, sommets, enchevêtrement d’escaliers, gorges, forêts et falaises.

 Sorti de la vallée occidentale Les routes sont difficiles en Chartreuse.  Le vaisseau présente un relief tourmenté, compartimenté, où l’on ne peut se laisser guider par des rivières devenues souterraines. Il faut alors se guider grâce aux hauteurs, avec les sommets de Chamechaude ou du Charmant-Som ; les hauts sommets permettent de perdre conscience d’un espace global, ils rassurent et orientent le promeneur.

La route tourne, descend, semble plonger dans des grottes, des enfers noirs et humides, pour ensuite remonter vers le pâle soleil hivernal.  Sur le retour, entre les grandes barres rocheuses et la route qui mène de Saint-Pierre-en-Chartreuse à Saint-Laurent-du-Pont, il y a des rochers de calcaire qui ne cessent de se métamorphoser, tandis que la forêt omniprésente, en symbiose avec ces falaises aux formes toujours changeantes, me donne par moment l’impression d’être sur une lointaine île sauvage. En hiver, ce paysage d’encre et de blancheur, qui reflètent les clairs obscurs de l’âme humaine, a la pureté d’une peinture chinoise, orientale, tandis que la Grande Chartreuse continue au milieu des forêts à organiser le silence.

 

« La terre tourne mais la croix reste », c’est la devise de l’ordre de Chartreux. La Chartreuse tourne le dos à Grenoble tout en lui servant de point d’appui. Grenoble s’accroit, continue sa lutte avec l’eau et la roche, avec l’infiniment grand et l’infiniment petit, mais si elle peut le faire s’est  sans doute parce qu’elle est accrochée à un rocher qui reste, comme la croix, un rocher qui est son envers creux et silencieux, à la fois son Nord et son Orient massif, la Chartreuse.

 

 

 

 


lundi 10 mai 2021

 


 

Printemps à Lus-la-Croix haute, sur la route de Grenoble et Lyon

 

Ce n’est pas seulement la nature qui est nouvelle (absence-présence des feuilles qui bientôt seront là), mais également l’œil qui la perçoit. L’œil a été nettoyé par les eaux nouvelles que libère la fonte des neiges du Diois et Dévoluy. Cette vivacité des couleurs vient de l’eau, mais d’une eau crue, ressurgie, d’une eau vive aux éclatantes rosaces et réseaux, artères, veines, veinules dans lesquelles circulent une affirmation…

Une eau qui par mille canaux affirme.

Les Fauries, après Lus-la-Croix-haute. Flaques de neige sur les prairies en pente qu’interrompent les pommiers à l’écorce violacée. Cette dernière neige qui ocelle le vert d’un blanc de pure lumière, a un goût de sorbet.

Toujours vient cette question. Comment, à quel moment exact cueillir le printemps. Quelle est l’heure exacte de la naissance ?

Toute naissance ne serait-elle pas naissance du Temps lui-même ?

(Nous ne sommes pas seulement nés, mais sommes toujours des êtres-pour-la-naissance. Le printemps me dit ça ainsi que les neiges de la Jarjatte, qui attendent de parler.)

A l’heure de sa naissance, le printemps à Lus-la-Croix haute, voyons, est Verbe, affirmation par-delà tous les néants temporels.