mercredi 9 octobre 2019

Les ombres dansantes des Dolomites


Les ombres dansantes des Dolomites



Théâtres urbains

  Je ne connaissais, jusqu’à mon voyage dans les Dolomites, qu’une Italie de plaine, d’humidité, d’art et de ferments, Italie padane, vénitienne, toscane, celle du Po qui est comme un Nil autour duquel se presse la vie. De Milan j’ai souvent vu les montagnes, lointaines, grises et bleues, chinoises, qui me rappelaient les arrière-fonds des tableaux de Da Vinci. Parce que L’Italie était pour moi ce qu’il y avait devant les montagnes, ce qui commençait au pied de ces Alpes qui tracent une limite avec l’Europe « lourde », suisse, française, germaine. Elles étaient l’arrière fond d’une grande scène de théâtre qui s’arrêtait devant la mer. A Gênes  la perspective s’inversait, à 180 degrés, j’oubliais les montagnes qui étaient maintenant dans mon dos et un autre théâtre, romain, antique, intemporel, celui de la mer, commençait. 
 Il ne me venait pas à l’esprit qu’en allant vers les montagnes je pouvais aller vers une source, vers une autre mer, celle des origines.


L’humide et le sec

   Un samedi matin, je suis ramené de la gare de Trento par Fabrizio, vers les Dolomites. Ponte Arche, Tione, je vois encore  les vignes grimpantes qui donnent leur rythme, à flanc de coteau, aux paysages du Trentino. Avec les vignes c’est comme si la mer Méditerranée remontait vers les montagnes. Neptune prolongé par Bacchus.
 Et puis vient le « sec », le dur, la terre mis à nue. Carizone, Pinzolo, des « z » robustes. La main de l’homme se retire pour partie des prairies alpines laissant pousser les plantes et croître les forêts, et je ressens la liberté des alpages qui est ce monde primitif, de l’enfance, où on est rendu à soi-même, à son souffle profond, à sa pensée. Dans la Val Rendena la pierre sèche, solaire, remplace le marbre de Trente, les collines et la terre qui fermente ; le vin ne monte pas si haut remplacé par un surcroit d’oxygène qui fonctionne lui-même comme un alcool. Il n’y plus de vin à attendre comme dans les méandres des basses vallées, mais seulement à se laisser guider par l’instinct, par cette énergie personnelle qui est celle de l’homme rendu un son paysage primitif ; un paysage où il retrouve, ses mots et ses gestes, ses jambes et ses mains. Chacun doit ressentir dans l’Adamello cette énergie qui prend le corps, comme si tout à coup on remettait les pieds sur terre, à plus de mille mètres d’altitude.
 L’eau qui dans les plaines, se répand et se mêle à tout, ne disparaît pas mais au contraire prend son élan et se concentre en ruisseaux et rivières, qui résonnent dans les vallées, révélant l’espace et les distances.
Ainsi, j’écoute l’eau en compagnie de Fabrizio et Mariapia, à la terrasse d’un café de Pinzolo.
 Et les vagues des Dolomites sont là à droite. Sèches mais ruisselante d’une lumières découpée en carrés, triangles, polygones encastrées les unes dans les autres jusqu’aux sommets érodés qui sont comme les éminences d’un désert lunaire, 







Couleurs

 Ombre et feu. Dans cette prairie alpine, à flanc de montagnes les couleurs oscillent entre deux pôles. Un pôle d’ombre comprenant le vert sombre des forêts de pins cembro, sapins blancs, frênes, et plus largement la gamme opaque des couleurs de l’ubac, cette face maudite de chaque montagne. C’est sans doute le territoire sauvage de l’ours timide, qui accomplit ses périples dans son monde chlorophyllien de buissons, sévères sapinières, arbres à baies, carcasses délaissées et cavernes ; c’est le monde du premier des chasseurs, à l’épaisse fourrure d’ombre, qui de son museau primitif fouille dans le vert acide et le marron odorant.
  A l’adret domine le pôle du feu, quand rien ne vient filtrer les couleurs vives des montagnes, qu’aucun théâtre urbain ni nuages de fumée intempestive les repousse, par un fol dédain, en arrière plan. Alors la couleur, comme dans les tableaux de Segantini,  à des écailles de feu ; elle pétille, vibre, impose sa force. Elle est un serpent à plusieurs têtes. Elle est la matière libre. Dans le Val Membrone elle monte le long du granit comme une main beige, grise, émeraude, avant d’être touchée par l’oxygène des sommets, et s’évaporer en bleu caeruleum; plus bas elle fait aussi des torsades végétales qui parfois s’immiscent entre deux compressions de granit. Au-dessus de Campiglio, où les lourds chalets en entonnoir sont lestés de fleurs, les sapinières font des fourrures sur les pentes abruptes qui mènent à la cascade de Valesinnella. Là le bleu azurin  des cascades est si véloce qu’on croit ne pas le voir.  
Val Membrone. Les pôles d’ombre et de lumière alternent. Les couleurs circulent comme le ce sable qui apporte de la turquoise aux rivières. Dans le pôle d’ombre bougent les points violets des myrtilles, ces baies qu’on ne voit d’abord pas, puis qu’on aperçoit tout à coup, jusqu’à ne voir plus qu’elles. Et puis c’est de nouveau le feu, la prairie où tourne la roue du temps, le museau chaud et brillant des vaches du val Rendena fouillant l’herbe à chardon, autour d’une de ces malga qui appartenaient à la noblesse paysanne. Plus haut des lacs se succèdent ; le plus grand et plus lointain est d’un bleu profond et opaque à la fois. Tandis que le plus petit est une goutte transparente roulé au bas du mont qui s’y reflète de manière directe et abrupte ; je le regarde longtemps avec Fabrizio, car y apparaissent des ronds concentriques révélant la respiration ténue des poissons. Nous respirons. Sur la route blanche du retour, couleur talc, plâtre -le soleil prépare sa retraite- je trouve des cailloux mouchetées, points noirs sur blanc, comme si le jeu des couleurs continuait dans le microcosme, tandis qu’en bas le paysage tout entier connaît son ombre saturnienne, et que le ciel devient bleu de prusse.
 Au loin toutes les couleurs vues pendant le jour, se rejoignent au pied des Dolomites du Brenta, puis remontent et se nouent en faisceaux, pétrifiées, à la verticale des falaises sans failles.


Lune et marée

  A Madonna di Campiglio je sors tous les matins relativement tôt ; en contrebas le lac s’étire et dans les chalets silencieux on commence à murmurer en turinois, milanais ou brescian ; je crois un bref instant être encore en ville, la ville habituelle, redondante et argentée, à la recherche d’une occupation qui s’achète, mais je suis à nouveau rappelé par les Dolomites que j’entrevois entre les sapins comme de réelles présences. Car il se passe des choses là-haut, dans les tours, les escaliers, sur les façades lisses et écaillées, sur les plateaux lunaires. Rose et fraiches le matin, les Dolomites jaunissent à midi, verdissent l’après-midi comme envahie depuis leur base par les couleurs irradiant des cônes des sapins ; tandis que le soir elles prennent des teintes indigo striées d’un rouge vif. Tout au long de la journée elles s’imbibent de lumière comme des éponges sous-marines, et irradient comme les coraux qu’elles furent.
  Il y a-t-il une obscurité dolomitienne ? Donnent-elles de l’ombre comme les autres montagnes, de grès, schiste, granit ?J’en ai douté cet été, car les monts pâles ne reportent par leur masse obombrée sur la nature prisonnière de ces grands murs poreux, de calcaire et magnésium. Elles restent à distance à l’image de la Lune dont l’omniprésence est toujours teintée de discrétion. Elle est la lointaine, la soyeuse, la froide. Elles sont les lointaines, les froides, les soyeuses. Leur plastique est claire, parfaite, et mouvante toute à la fois. 
  Rétrospectivement je me souviens des montagnes des Hautes Alpes ou de l’Isère en France en France, et des hivers mélancoliques. L’ombre des montagnes est lourde, impitoyable, car il s’y mêle de la pierre et de l’inerte ; c’est l’heure où la montagne broie passivement, dans son ombre saturnienne, ce qu’elle avait alors jusqu’à alors passivement dominé.
 Mais là c’est l’été et le Dolomites la nuit continuent à briller sous la lune, et reviennent comme une marée au matin, ramené par l’Orient qui les illumine. J’aperçois des monts transparent, translucides, et en allant de Madonna di Campiglio à Pinzolo, par la route  en lacets, je vois apparaître à intervalles réguliers, mais de manière furtive, leur chair palpitante qui ne sauraient produire de l’ombre.


Le facteur cheval et les Dolomites

 Qu’est-ce que je vois, qu’est-ce que j’ai vu en regardant les Dolomites ? Des Merlettes, aiguilles, pinacles, tours, arc boutants, ogives, et puis des campaniles, des dômes, et des tours, mais aussi des coraux, éponges et coquillages, mille choses entremêlées et sédimentées, que j’aurais pu aussi apercevoir sur les façades du palais de facteur Cheval, à Hauterives.  Rétrospectivement je pense au Palais des rêves et au  facteur Cheval, cet artiste héroïque qui a passé sa vie à construire, pierre après pierre, son Temple de la nature (ensuite renommé  Palais des rêves), dans la Drôme des collines, en France. Sans doute que le fait même de vivre près des contreforts des Alpes aura inspiré notre homme, car  son palais est une accumulation archéo-géologique, à la manière du temple d’Angkor ou des temples hindouistes de L’Inde. Le végétal y côtoie le minéral, et la sédimentation des styles en fait presque une œuvre naturelle, naïve et sacrée tout à la fois. Il en est de même des Dolomites qui auraient confirmé s’ils les avaient vues, l’intuition initiale du facteur buttant sur un merveilleux caillou des chemins drômois, à savoir qu’il n’y a jamais rien de forcé dans la magie d’une forme minérale, qu’elles portent seulement le souvenir d’époques antédiluviennes qui étaient forcément « géniales ».
 Et qu’elles sont de l’inconscient pétrifié auraient ajouté les surréalistes parisiens, grands admirateurs du facteur.
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Forteresse Bastiani et walzer

 Le soir, sous la lumière de la lune, je vois aussi dans les Dolomites une forteresse imaginaire, entre deux mondes, la forteresse Bastiani du Désert des Tartares de Dino Buzzati. J’imagine les hordes Cimbres, Lombardes, Bavaroises qui ont toutes vu se dresser devant elles les monts pâles, éclairés par la lumière d’Orient, avant s’engouffrer dans l’édifice qui leur cachaient le théâtre de la mer, celui de  Gênes, Venise, ou Ravenne ; la plupart passèrent par la Val Rendena, au pied du massif du Brenta. Elles étaient un dernier reste de lune avant le grand soleil. Ils étaient les Tartares, dont les derniers avatars furent sans doute les soldats austro-hongrois de 1915, venus livrés une guerre blanche, lunaire, dans les déserts des sommets.
Dans un stube de Campiglio, à la nuit tombée, près des Dolomites couleur indigo, j’ai le sentiment d’être dans une Autriche-Hongrie italienne, et je me mets à divaguer, avec l’aide de la bière autrichienne: « Puis la forteresse a été intégré à l’Empire de l’Est, et les Mont pâles ont relié la péninsule italienne à l’ « Océan intérieur », qui s’étendait de la Lorraine à la Vojvodine et la Galice, et que dominait jadis les Habsbourg de Vienne. L’un des cœurs politiques et militaires de l’Europe se trouvait alors dans les montagnes, et le Trentin en faisait partie, avec les Sudètes ou la Transylvanie. Montagnes des pays tchèques et slovaques, alpes italiennes, Carpates, l’Empire des Habsbourg  a perdu une à une ces tentacules qui lui permettaient, à partir de Vienne de rayonner sur l’Europe. L’Empire a eu une sa dernière reine lunaire avec Sissi, puis il s’est désintégré sur un air de walzer, une marche de Radetzky que l’on peut encore entendre au moment du carnaval habsbourgeois, fin juillet, à Madonna di Campiglio. »
 Il est resté quelque chose des danses viennoises faites d’harmonie, de faste et de stabilité, dans le spectacle des Dolomites du Brenta et à Madonna di Campiglio.
Il est sans doute aussi resté quelque chose des Dolomites dans les contes métaphysiques et lunaires de Buzzati, et dans l’idée de la forteresse Bastiani.



Le regard du passeur

 Beaucoup de gens sont passés par les Dolomites du Brenta, des plus anonymes bergers aux plus célèbres artistes, alpinistes, prosateurs. Beaucoup d’habitants de la Val Rendena ont du aussi partir, passer rivières et montagnes. Il leur fallait à tous un passeur, un St Christophe.
St Christophe est un géant chananéen passé par la Lycie, dans l’actuelle Asie Mineure, au troisième siècle ; il est parfois représenté avec une tête de chien, comme le dieu Anubis protecteur des morts et passeur, lui aussi. Mais contrairement au dieu à tête de chacal il est large d’épaule, massif. C’est un montagnard. Il est peint sur les façades des églises de la Val Rendena - à Pinzolo notamment, où Giuseppe Ciaghi décode pour moi les fresques intérieures et extérieures de l’ancienne église du village- et ses pieds touchent le sol d’où lui vient sa force, tel le géant Antée. Son regard est empreint d’une farouche bienveillance, c’est un talisman qui devait toucher les passants à quelques centaines de mètres, comme l’œil Oudjat de l’Egypte ancienne. Car plus qu’à sa carrure, les gens d’alors devaient penser à son regard. Depuis les hauteurs on devait aller vers les yeux du géant, vers ce regard hiératique qui avertit et protège tout à la fois, comme on allait dans Puy de Dôme ou à Clermont Ferrand, dans le massif central, vers celui des Statuettes romanes.
Je vais devoir passer de nouveau à mon tour sur la route qui mène au théâtre des villes ; ainsi je pourrais croiser à deux reprises, sur les façades peintes par les Baschenis, le regard du géant passeur.


Malghe

 Dernier jour. Avec Matteo nous sommes remontés vers le fond de la Val di Genova. Les fonds de vallées alpines rendent l’ambiance d’un désert biblique. L’angoisse qu’on peut y éprouver est contre balancé par une sorte d’ivresse, celles origines, quand le son des cloches qui pendent au cou des vaches approfondit le silence. Solitude, pauvreté, soleil, un alliage rare. Au moyen âge les possesseurs des précieuses malga devaient être impitoyables les uns envers les autres, comme les bergers de l’ancien testament, emmenant tout à la fois leur tribu et leur bêtes derrière eux. Sans doute que ces vallées abritent encore de nos jours de vieux bergers qui en sont la mémoire et prophétisent dans leur solitude relative.
 Les contrastes entre les pôles d’ombre et de lumière y sont saisissants, d’un côté il y a les chardons et les campanules, de l’autre l’achillée alpine et la prêle (coda cavallina). Nous traversons un pont de bois. L’eau fonce vers le bas et nous courons, sur le versant sombre, vers Pinzolo et les Dolomites du Brenta.



Puissance de la carte postale

  Il y a encore quelque chose de physique dans une carte postale, et donc de magique.
J’ai envoyé une vue des Dolomites à un ami et lui ai demandé par la suite, par curiosité ce qu’il voyait. Il m’a répondu qu’il voyait un monde disparu, qui lançaient encore des signes, imperceptibles, qui le rapprochaient des Dolomites et de son secret ; parce que la carte postale avait été envoyée de « là-bas ». Comme si les Mont pâles avaient transmis quelque chose de leur puissance, à la carte postale, agissant toujours à l’heure actuelle dans un tiroir, sur une étagère, peut être dans la lumière, d’une maison du Gard ; loin du théâtre des villes.

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