mercredi 17 juin 2020


Ilot alpin




« La » Durbonas fait partie de ces montagnes-arches, isolées parmi l’immobile troupeau de leurs semblables, et qui sont à elle-même leur propre repère.
Quand vient la nuit elle est une brebis noire qui ressasse ses souvenirs de permafrost antédiluvien.
Souvent je l’aborde depuis le Sud, sortant peu à peu, par le vis sans fin d’un chemin forestier, de la mer de pins qui bat ses flancs, et je vois bientôt, à l’endroit du sommet invisible, comme un glacis de roches que prolonge vers le bas une longue prairie oblique à 360 degrés.
Ce grand drap lévitant, retenu par de rochers erratiques à la quille fêlée, est couvert de hautes graminées, vertes comme un été glaciaire, tandis que les troncs puissants, rouges et noueux, des pins sylvestres ponctuent ces pentes radicales d’interminables cônes d’ombre.
 Contournant un lourd silence qui devient peu à peu forêt, obscurité, j’essaie d’apercevoir le visage de la Durbonas qui se dérobe en même temps que son sommet rejeté vers la stratosphère. Et je commence ainsi à tourner, car la Durbonas est une montagne, autour de laquelle, avec laquelle, on tourne ; par un chemin qu’il faudra en partie deviner. Un chemin écrit à l’encre sympathique et aussi rusé que la racine du hêtre.
Chemin humide dans une hétraie rougeâtre, au sol nu travaillé par des racines crépitantes qui semblent broyer les roches sous-jacentes. Sous la canopée s’intensifie la forte odeur qui s’échappe, après un impitoyable combat de lianes et de frondaisons arachnéennes, d’une épaisse litière de victimes. Dans les clairières successives les orfèvreries des feuilles forment un trop dense, un excessif tamis pour la lumière. On est dans le ventre de la Durbonas, on a presque oublié où l’on est.
Mais ensuite la hêtraie prend fin et on rejoint un alpage clairement délimité par de sombres palissades d’épicéas, et où les hautes herbes parsemées de massacres de pins, mènent à un remarquable belvédère :
en bas ce doit être la vallée du Buëch, la Faurie, Montbrand, des fermes, des jardins, des rues pavillonnaires... Cela doit être ça. Avec la hauteur, le vide s’illumine, prend des couleurs et des formes. Et pourtant j’hésite toujours à nommer ce que je vois, comme si cela appartenait, vu d’ici, vu de la Durbonas, à un autre monde.
Et de me remettre à chercher le visage de la montagne, son début et sa fin, dans la grande prairie oblique qui sourit.
Et de me remettre à tourner avec elle.
La Durbonas est un ilot temporel aux racines antédiluviennes. Ici le gel n’a rien à étreindre et rien ne peut arrêter la chute des prairies, et cette blondeur de feu affranchie des ombres concurrents des hêtraies.
 Les pins ont posé leur ancre dans le chahut des vents et roucoulent silencieusement à l’unisson du sommet vers lequel ils penchent. La prairies obliques virent, tournent autour de la montagne sans jamais se poser. Les lourds rocher qui retiennent son drap, font bombance de vent, de pluie et de toute froideur à venir.
Sur cet ilot alpin tout est prisonnier d’un rire invisible qui fait comme un glacis.

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