Le silence du Dévoluy
Les massifs alpins sont en eux-mêmes des pays. Ils ont des
monts pour emblème et différentes qualités de silence pour langue. Bien qu’ils
soient parfois distants de seulement une cinquantaine de kilomètres à vol
d’oiseau, ils vivent leur destin comme quelque chose d’unique à la manière d’îles
condamnées à s’ignorer mutuellement. Ecrins, Queyras, Belledonne, Vercors,
Chartreuse forment un chapelet d’îles vivant selon leurs propres conceptions du
temps et de l’espace. Certaines, plus tortue que lièvre, ont attendu les années
60 soixante pour s’ouvrir à la modernité, par accident, protégées jusque-là par
une forme d’auto-suffisance aussi bien économique qu’esthétique. C’est
paradoxalement par le biais de la saison la plus impraticable, l’hiver alpin,
que la ville a ouvert de grandes brèches dans leur carapace : des stations
de ski ont alors surgi au milieu de leur silence.
Le Dévoluy appartient à ce groupe de massifs entrés plus tard
que les autres dans la modernité, par la voie du ski et des stations. Partie
intégrante des Préalpes du sud, ces formations calcaires qui précèdent le
massif cristallin des Alpes, le Dévoluy prend la forme d’un fer à cheval dont
les deux bouts pointent, tout en se resserrant jusqu’à un défilé où coulent les
eaux de la Souloise, vers le massif des Ecrins, tandis que sa partie
méridionale légèrement bombée domine de ses hautes falaises de dolomie la
vallée du Buëch et la Haute-Provence. L’espace encadré par trois rangées de
montagnes aux crêtes fluides n’est pas celui d’une vallée, mais d’une succession
de paliers largement érodés qui s’achèvent sans véritable rupture sur le
plateau de Bure au Sud dans un paysage lunaire, à quelques 2500 mètres. Du Sud
au nord c’est une descente interrompue qui s’achève dans les eaux du lac du
Sautet d’où remonte en hiver une brume épaisse. Le relief ne connaît pas de
repos, les prairies pentues et bombées, souvent délimitées par des pierriers,
peuvent déboucher sur des gorges où bouillonnent les eaux de la Souloise qui
depuis des millénaires creuse un profond et accidenté sillon transversal
orienté sud-est/ nord-ouest vers lequel convergent d’épaisses forêt de hêtres et
de frênes. Les champs qui, dans les vallées déploient leurs carrés de blé ou de
luzerne aux abords des rivières sont ci repoussés vers les hauteurs où ils
forment une succession de gradins seulement interrompus par des coulées de
pierre, à l’aplomb de sommets dont plusieurs (Grand Ferrand, Obiou, pic de
Bure) dépassent les 2700 mètres. Les marmottes côtoient les moutons, les dernières
vaches broutent dans l’ombre des chalets. Sans arrêt le paysage balance entre un
espace collinéen fait de prairies diaprées et de maigres forêts et une steppe à
chardons où des troupeaux de moutons venus de Provence se confondent parfois,
lors des journées ensoleillées de juillet et août, avec les pierres chues des
falaises.
Si au nord la route qui longe le cours de la Souloise constitue
depuis toujours une voie de circulation relativement commode, les principaux
cols, ceux de Festre et du Noyer, étaient souvent impraticables en hiver il y a
encore une soixantaine d’années. Bouchés comme les tympans d’une oreille
désormais sourde aux bruits de la ville, ils abandonnaient le Dévoluy à un
grand silence intérieur aussi long que l’hiver. Au cours des siècles, le
Dévoluy a ainsi amassé des réserves de silence dans lesquelles on peut encore
puiser à satiété. Le massif suscite en effet, dès le franchissement des cols,
un sentiment d’isolement sonore, plus que physique, que les bruits des cloches
de dix-mille moutons ne fait qu’approfondir en donnant la mesure de l’espace où
il s’enracine. Un silence de falaises, pentes, gouffres, cols...toujours en
mouvement, comme le relief qui le sculpte.
Science-fiction
Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’il se dégageait des
stations de ski, du moins celles qui sont sorties de terre à partir des années
soixante, une atmosphère lunaire de science-fiction. En ces années, des villes
nouvelles sont construites à 1600, 1800 mètres. Les moyens technique et
financiers mis en œuvre sont énormes et l’architecture radicalement
moderne : pureté des volumes et triomphe du fonctionnalisme comme partout
ailleurs. Et pourtant ici la ville suscite, malgré son aspect pratique et
rationnel, un sentiment d’étrangeté ou même d’irréalité que seul le
remue-ménage propre à la saison du ski chasse temporairement. Ne dirait-on pas
que les hommes, en ces années soixante où on partait à la conquête de la lune,
comme à la recherche de magnétismes extra-terrestres, se sont finalement rabattus
sur la montagne et la frontière de l’étage alpin pour construire les stations
spatiales dont rêvaient depuis longtemps les écrivains de
science-fiction ? Ainsi de nombreux massifs alpins, particulièrement ceux
dont la carapace de silence était la plus épaisse se sont-ils trouvés projetés
du jour au lendemain dans le futur. Les stations ont ajouté un nouvel étage,
entre l’étage subalpin et l’étage alpin, qui est devenu avec le temps une
donnée presque naturelle du paysage.
C’est ce qui est arrivé au Dévoluy. Le magnétisme du massif
d’Aurouze a attiré l’attention de promoteurs marseillais. L’hiver venu Les
bergers ont endossé la combine de moniteur de ski, les clans familiaux se sont
lancés dans l’exploitation de l’or blanc. Superdévoluy, une des plus grandes et
plus modernes stations des Hautes-Alpes, du moins pour l’époque, est sortie de
terre en quelques années sur l’emplacement d’anciens domaines agricoles. A Superdévoluy,
les architectes ont toutefois fait preuve de tact en intégrant dans un même
bâtiment des fonctions dévolues dans d’autre stations moins compactes à une
dizaine d’unités architecturales. Le Paquebot des neiges, car tel est le nom de
cet immeuble-ville d’une douzaine d’étages et de trois cents mètres de long,
est traversé au rez-de-chaussée par une véritable rue marchande qui avec ses
commerces rendent la station autosuffisante en hiver, tandis qu’aux étages
s’alignent des centaines d’appartements dont les fenêtres regardent vers le
plateau de Bure. Plateau de Bure sur lequel on a entre-temps installé un observatoire
astronomique parmi les plus innovants au monde.
En hiver, le Paquebot des neiges est la pièce maîtresse d’un
joyeux remue-ménage, mais en été il fait plutôt penser à un bateau à quai. Le
résultat est à vrai dire plus étrange que véritablement laid. Il se dégage
alors de la station une sorte d’atmosphère extra-terrestre et lunaire dominée
par le massif d’Aurouze en direction duquel grimpent des rangées de pilonnes et
des remonte-pentes à l’arrêt. Assis à la terrasse d’un bar, on voit l’horizon
se déployer comme un immense écran de cinéma ou passent les nuages, dévalent
les praires diaprées, rougeoient les sommets. C’est un film sans bande sonore ;
les bruits de la station sont aussi ténus et étouffés que les bruits de l’univers
enregistrés mille mètres plus haut par les machines de l’observatoire
astronomique de Bure. L’action est à
l’arrêt tout comme la station qui est alors assaillie par un silence qu’elle
semble, à la différence des falaises, prairie, cols, incapables de recueillir
et sculpter. Un silence qui à force d’entrer en dissonance avec l’architecture
finit par chasser le visiteur à l’extérieur, pour en faire un randonneur. Il
renoue ainsi, parmi les brebis et les vététistes bardés de protections, avec le
silence originel et élémentaire du Dévoluy qui, tout comme l’observatoire du Pic
de Bure, est une oreille tendue vers le ciel.
Au sud le Massif d’Aurouze
Souvent, en me promenant dans le pays du Buëch, au sud du Dévoluy,
je l’ai vu surgir au moment où je m’y attendais le moins, comme une donnée
constante du paysage, au gré des anamorphoses du relief. Donnée constante mais
en même temps étrangère, car le massif d’Aurouze est une île de Dolomie au
milieu d’un massif calcaire. Le massif d’Aurouze surgit des blancs éboulis qui
s’amassent à ses pieds comme une épave prise dans des sables blancs, jaunes,
roses, en fonction de la saison et de la lumière du jour. Des cohues de pins
maritimes ou pins à crochet essaient de recoloniser ses flancs blancs et nus.
Ces larges coulées de pierres légères et poreuses font alors penser aux
prémices d’un désert où s’aventureraient quelques oasis de conifères. En été
les éboulis étincellent et ardent sous le soleil tandis qu’en hiver ils
apportent une lumière douce et bienvenue comme celle de la neige. En haut des
murailles crénelées dont l’apparence varie constamment en fonction de l’heure
du jour annoncent le plateau de Bure qui se déploie sur plusieurs kilomètres
carrés au sommet du massif.
La plupart des randonneurs préfèrent affronter le massif d’Aurouze
par le versant sud. Peut-être est-ce dû au fait que le choix de ce versant,
très ensoleillé par ailleurs, donne l’illusion d’accomplir un exploit digne
d’un véritable alpiniste. Sur un millier de mètre les éboulis décrivent en
effet des pentes très marquées qui, vues de loin, ont l’aspect d’une falaise
légèrement inclinée et liquide. Le
chemin, qui serpente d’abord dans des forêts de hêtres toute d’ombre et
d’humidité, monte tout à coup de manière abrupte dans un désert vertical où les
pieds s’enfoncent parfois profondément dans la dolomie. Elles crissent comme
des tessons de tuile ou des pierres ponce, ces pierres, et se dérobent parfois
sous les pas, ce qui oblige le marcheur à redoubler d’effort. Le plus grand
défi qu’offre cette illusion de façade est en effet celui d’une lutte contre la
« liquidité » de la pierre. A certaines heures en peut entendre, si
l’on bien tend l’oreille, des chutes de cailloux projetés en contrebas par les
pieds lestes des chamois. La montagne s’effrite en direct et le randonneur
participe lui-même de ce délitement en foulant ces scories minérales qui
ralentissent son pas. Heureusement, à 2000 mètres, émergent enfin les premiers
blocs de dolomie, légèrement jaunâtre ou orangés. Ces véritables éponges à lumière
bornent le plateau de Bure où on arrive enfin. Dernière station et grande
surprise. On se croyait arrivé au sommet d’une montagne mais c’est en fait la
terre qui recommence ici.
Le plateau de bure a tout d’une résurgence chtonienne, d’une
terre échouée dans des hauteurs qui l’affament. C’est une vaste succession de
concavités et convexités interrompue par des falaises sans franchise ou bien
prolongés par des promontoires dramatiquement érodés : tête d’Aurouze, pic
de Bure, autant d’archives de pierre grouillant de signes aussi évanescents que
les nuages. Et ce désert s’étale sur plusieurs kilomètres carrés sans ombre, travaillé
avec une égale violence par les vents, le gel et le soleil. En été c’est
l’Afrique sur le plateau de Bure, mais en décembre mais c’est plutôt l’Arctique
et une polychromie boréale : des bleus pâles, des blancs cassés, des
jaunes sulfureux. Une neige, granuleuse et qui craque sous le pied, y trouve
toujours refuge.
Au centre du plateau se dressent en toutes saisons les gigantesques
capteurs de l’observatoire, comme autant d’oreilles tournés vers l’univers. Les
scientifiques vont et viennent, quasi invisiblement, en empruntant le téléphérique
qui les relie à saint-Etienne en Dévoluy en contrebas. Alentour le silence
s’épaissit encore et gagne en densité. Il semble faire partie de l’atmosphère
elle-même, de l’air. Un silence à la fois arctique et africain, un silence de
toundra et de Sahara. Magnétique. C’est
sans doute ce silence, de lumière et de gel tout à la fois, qui donne aussi
plus d’acuité au regard. On n’a plus qu’à se concentrer sur le panorama, à laisser
le regard errer au loin, à 360 degrés. Tour à tour on embrasse du regard, en tournant
dans le sens des aiguilles d’une montre, la Provence et le Mont Ventoux, l’Ardèche,
la Drôme et le sud du Vercors, et puis les Ecrins, L’Isère, la Savoie avec le Mont-Blanc,
et enfin l’Italie et dont les « monts navigants », pour reprendre la
belle expression utilisé par l’écrivain italien Paolo Rumiz pour désigner les
montagnes alpines, semblent buter contre les flancs du Queyras et du massif de
la Vanoise, à la frontière. Les lointains se succèdent et palpitent sous le
regard...
Et là-haut on peut penser une nouvelle fois : oui les vallées
alpines sont de petits pays à l’épaisse carapace de tortue et aux tympans
parfois bouchés par le neige, mais leur silence est unique, et ils réservent
toujours, à l’endroit des cols, des sommets et des hauts plateaux, ce genre de portes
dérobées vers l’univers.