mercredi 19 janvier 2022


 Rivières




Buëch et Durance 

 A Sisteron Durance et Buëch unissent leur lit. Buëch maigre et fougueux, Durance grasse, domestiquée. Boue et limon paressent entre deux rives aux écailles de chêne, parsemées de cailloux rouges comme des grumeaux de sang.

 S’écrase contre les portes de fer de la Cluse le raisin blanc des cimes, la lumière inachevée des crêtes et des crevasses du Briançonnais ; s’achève dans la presse de calcaire tithonique la tentation d’un au-delà de neige et de glacier

 Au loin par-delà l’aqueduc ce sont les dépouilles des Barronnies, recouvertes d’un fumet de  pins et de genêts ;  telles les flammes d’un bougeoir brûlent les maigres villages lancés sur les collines qui plient l’échine, en surplomb du Buëch caillouteux, qui divague, qui use la plaine de toute l’inconstance de ses ruisseaux glacés. 


lundi 10 janvier 2022




Sur les vieux chemins des bêtes et des hommes

 

 

Plus je vais sur les chemins, en particulier ceux de la montagne, et plus j’ai cette certitude :

les bêtes, les premières, ont ouvert la voie, ont tracé le premier sillon dans le vieux cuir de la terre. Archives, géoglyphes, courbes entrecroisées, entrelacées, des pérégrinations des bêtes dans un halètement primitif.

Cela doit être en particulier le fait des animaux au souffle long : cerf, élan, ours, loup…

   Ce n’est qu’ensuite qu’un chasseur solitaire à l’oeil aiguisé, ou toute une troupe, est parti à leur suite, sur le même chemin toujours à retracer, jusqu’à ce qu’il soit une plaie dans la terre. Le scénario est rebattu, l’impulsion qui s’empare de l’espace, initiant la carte, sera toujours la même ; sur la terre les traces des animaux et des hommes se mêlent et se confondent, usent ensemble le cuir de la terre jusqu’à l’os de granit, ou calcaire, approfondissant avec le temps le sillon initial.

Le chemin se tracerait d’abord par la répétition d’un même halètement entremêlé, communément tressé, de l’animal et de l’homme, sur des siècles dont le souvenir s’efface tandis que s’affirme le chemin. L’usante poursuite qui consume le cuir de la terre commence ainsi par l’imitation de l’animal par l’homme. Imitation de sa vitesse, de sa précision, de sa sauvagerie, de son entêtement à vivre.

 Puis l’homme est imité par d’autres hommes, amis ou ennemis, par d’autres chasseurs bientôt alignés en files indiennes sur le même chemin de salut ou de perdition.

L’eau, des rivières et des cascades, l’eau des lacs où se reposer, donne un certain courage à tous, hommes et bêtes, jusqu’à ce qu’un pays finalement émerge de ces lacis, de ces tresses formées par les courses des bêtes et des hommes.

Aujourd’hui les vieux chemins se croisent et recroisent, formant encore ce filet où sont pris les promeneurs ainsi que quelques bêtes sauvages. Filet de l’espace et du temps où sans le savoir les uns vont vers les autres. Parfois, au carrefour, on croise des renards, des chevreuils, ou des loups pour les plus chanceux…

Dans les montagnes, il est encore un chemin des plus archaïques et naturels, qui est aussi un passage, encourageant l’écoulement des hommes et des bêtes, lesquelles ont sans doute ouvert là aussi la voie : chemin de bascule, chemin-trouée dans le ciel, chemin du col.

 Le chamois à la corne provocatrice, au lointain regard rouge et noir, relie plusieurs vallées et pays, passe de l’une à l’autre par le col, comme les hommes qui lui ont emboité le pas.

Au col le chemin s’arrête sur un moment de blancheur, sur un nuage sorti des profondeurs chtoniennes, sur un vide où transparaît soudain l’autre pays, l’autre vallée de l’autre côté, car déjà ça recommence.

C’est une nouvelle naissance par un nouveau chemin, par un nouveau lacis de routes. On croyait, au col, être sorti du chemin, de la pesanteur et de l’intrications des désirs, mais non on redescend.

On est repris par le halètement et la vitesse, par la nécessité d’une fuite et le désir de rattraper la bête , aujourd’hui abstraite, qui toujours nous échappe. C’est une puissance relancée, et la certitude a minima de retrouver au flanc de la montagne qu’on désescalade, ce filet des vieux chemins, où s’entrecroisent encore pour longtemps, sans même le savoir, les bêtes et les hommes.


 


 Pin sylvestre sous la neige, route des cols, Veynois. 9 janvier.

mardi 4 janvier 2022



Beaucoup plus réel, conte

 

Depuis des années un homme s’entêtait à peindre le même arbre, un érable argenté de bonne taille qui avait été planté là le jour de ses dix ans ; il le peignait mois après mois, saison après saison, avec une régularité empreinte d’une véritable passion.

 Quand on lui faisait remarquer qu’il ne le connaissait que trop cet arbre, qu’il serait peut-être temps de s’en détacher, il objectait que c’était justement parce qu’il le connaissait si bien qu’il ne pouvait plus s’en défaire. Cet arbre-là, selon lui, était particulier, il se laissait approcher, saisir. Il devinait par avance les chemins par lesquels il croîtrait encore et encore.

En outre, le revers argenté et duveteux de ses feuilles lui apportait l’été une ombre qui était plus lumineuse que la lumière du jour.

 Mais l'arbre tomba malade et on dut se résoudre, par précaution, à le couper.

L’homme eut bien du mal à s’en remettre. Au soir il fixait transpercé par la nostalgie le lieu, un léger promontoire en amont du village, où se dressait autrefois l’érable argenté.

Et puis l’arbre revint lentement, de très loin, sous la forme du souvenir. Et le souvenir prit racine.

L'homme entendait même à nouveau le bruit du vent dans son feuillage,

Il peignit alors, mois après mois, saison après saison, le souvenir de l’arbre, souvenir qui un jour s’arrêta pourtant en chemin. L’arbre se dépouilla de ses feuilles argentés, ses branches se fondirent dans une épaisse brume hivernale,  tandis que d'invisibles parasites s’attaquaient à son tronc sans défense.

Nu et désespéré l’homme se réfugia dans le sommeil, que de trop. Mais dans cette grande nuit parcourue de visions assez embrouillées apparut soudain l’érable triomphant. Ce n’était pas l’érable tel qu’il l’avait connu (plutôt un sycomore ou un tulipier de Virginie), mais l’homme savait malgré tout que c’était bien de lui qu’il s’agissait.

 Rempli de fébrilité, il reprit ses pinceaux et commença aussitôt à la peindre tel qu’il lui apparaissait en rêve, mois après mois, saison après saisons, avant que le rêve ne s’épuisât, qu’il ne perde de ses couleurs et de sa sève, qu’il disparaisse totalement de la lumineuse toile blanche.

Néanmoins l’homme resta fidèle à l’érable continuant à peindre tous les jours, au petit matin désormais, à moitié nu et debout. De nouvelles peintures prenaient racine, croissaient, s’argentaient, se dépouillaient de leurs couleurs et de leur forme, au fil des saisons ; il aurait pu le peindre même s'il avait été aveugle tant il connaissait bien les gestes, le sens, le rythme de l’érable.

 

L’érable était à nouveau là, mais cette fois c’était réel, disait-il, beaucoup plus réel qu’avant.