lundi 10 janvier 2022




Sur les vieux chemins des bêtes et des hommes

 

 

Plus je vais sur les chemins, en particulier ceux de la montagne, et plus j’ai cette certitude :

les bêtes, les premières, ont ouvert la voie, ont tracé le premier sillon dans le vieux cuir de la terre. Archives, géoglyphes, courbes entrecroisées, entrelacées, des pérégrinations des bêtes dans un halètement primitif.

Cela doit être en particulier le fait des animaux au souffle long : cerf, élan, ours, loup…

   Ce n’est qu’ensuite qu’un chasseur solitaire à l’oeil aiguisé, ou toute une troupe, est parti à leur suite, sur le même chemin toujours à retracer, jusqu’à ce qu’il soit une plaie dans la terre. Le scénario est rebattu, l’impulsion qui s’empare de l’espace, initiant la carte, sera toujours la même ; sur la terre les traces des animaux et des hommes se mêlent et se confondent, usent ensemble le cuir de la terre jusqu’à l’os de granit, ou calcaire, approfondissant avec le temps le sillon initial.

Le chemin se tracerait d’abord par la répétition d’un même halètement entremêlé, communément tressé, de l’animal et de l’homme, sur des siècles dont le souvenir s’efface tandis que s’affirme le chemin. L’usante poursuite qui consume le cuir de la terre commence ainsi par l’imitation de l’animal par l’homme. Imitation de sa vitesse, de sa précision, de sa sauvagerie, de son entêtement à vivre.

 Puis l’homme est imité par d’autres hommes, amis ou ennemis, par d’autres chasseurs bientôt alignés en files indiennes sur le même chemin de salut ou de perdition.

L’eau, des rivières et des cascades, l’eau des lacs où se reposer, donne un certain courage à tous, hommes et bêtes, jusqu’à ce qu’un pays finalement émerge de ces lacis, de ces tresses formées par les courses des bêtes et des hommes.

Aujourd’hui les vieux chemins se croisent et recroisent, formant encore ce filet où sont pris les promeneurs ainsi que quelques bêtes sauvages. Filet de l’espace et du temps où sans le savoir les uns vont vers les autres. Parfois, au carrefour, on croise des renards, des chevreuils, ou des loups pour les plus chanceux…

Dans les montagnes, il est encore un chemin des plus archaïques et naturels, qui est aussi un passage, encourageant l’écoulement des hommes et des bêtes, lesquelles ont sans doute ouvert là aussi la voie : chemin de bascule, chemin-trouée dans le ciel, chemin du col.

 Le chamois à la corne provocatrice, au lointain regard rouge et noir, relie plusieurs vallées et pays, passe de l’une à l’autre par le col, comme les hommes qui lui ont emboité le pas.

Au col le chemin s’arrête sur un moment de blancheur, sur un nuage sorti des profondeurs chtoniennes, sur un vide où transparaît soudain l’autre pays, l’autre vallée de l’autre côté, car déjà ça recommence.

C’est une nouvelle naissance par un nouveau chemin, par un nouveau lacis de routes. On croyait, au col, être sorti du chemin, de la pesanteur et de l’intrications des désirs, mais non on redescend.

On est repris par le halètement et la vitesse, par la nécessité d’une fuite et le désir de rattraper la bête , aujourd’hui abstraite, qui toujours nous échappe. C’est une puissance relancée, et la certitude a minima de retrouver au flanc de la montagne qu’on désescalade, ce filet des vieux chemins, où s’entrecroisent encore pour longtemps, sans même le savoir, les bêtes et les hommes.

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