mardi 4 janvier 2022



Beaucoup plus réel, conte

 

Depuis des années un homme s’entêtait à peindre le même arbre, un érable argenté de bonne taille qui avait été planté là le jour de ses dix ans ; il le peignait mois après mois, saison après saison, avec une régularité empreinte d’une véritable passion.

 Quand on lui faisait remarquer qu’il ne le connaissait que trop cet arbre, qu’il serait peut-être temps de s’en détacher, il objectait que c’était justement parce qu’il le connaissait si bien qu’il ne pouvait plus s’en défaire. Cet arbre-là, selon lui, était particulier, il se laissait approcher, saisir. Il devinait par avance les chemins par lesquels il croîtrait encore et encore.

En outre, le revers argenté et duveteux de ses feuilles lui apportait l’été une ombre qui était plus lumineuse que la lumière du jour.

 Mais l'arbre tomba malade et on dut se résoudre, par précaution, à le couper.

L’homme eut bien du mal à s’en remettre. Au soir il fixait transpercé par la nostalgie le lieu, un léger promontoire en amont du village, où se dressait autrefois l’érable argenté.

Et puis l’arbre revint lentement, de très loin, sous la forme du souvenir. Et le souvenir prit racine.

L'homme entendait même à nouveau le bruit du vent dans son feuillage,

Il peignit alors, mois après mois, saison après saison, le souvenir de l’arbre, souvenir qui un jour s’arrêta pourtant en chemin. L’arbre se dépouilla de ses feuilles argentés, ses branches se fondirent dans une épaisse brume hivernale,  tandis que d'invisibles parasites s’attaquaient à son tronc sans défense.

Nu et désespéré l’homme se réfugia dans le sommeil, que de trop. Mais dans cette grande nuit parcourue de visions assez embrouillées apparut soudain l’érable triomphant. Ce n’était pas l’érable tel qu’il l’avait connu (plutôt un sycomore ou un tulipier de Virginie), mais l’homme savait malgré tout que c’était bien de lui qu’il s’agissait.

 Rempli de fébrilité, il reprit ses pinceaux et commença aussitôt à la peindre tel qu’il lui apparaissait en rêve, mois après mois, saison après saisons, avant que le rêve ne s’épuisât, qu’il ne perde de ses couleurs et de sa sève, qu’il disparaisse totalement de la lumineuse toile blanche.

Néanmoins l’homme resta fidèle à l’érable continuant à peindre tous les jours, au petit matin désormais, à moitié nu et debout. De nouvelles peintures prenaient racine, croissaient, s’argentaient, se dépouillaient de leurs couleurs et de leur forme, au fil des saisons ; il aurait pu le peindre même s'il avait été aveugle tant il connaissait bien les gestes, le sens, le rythme de l’érable.

 

L’érable était à nouveau là, mais cette fois c’était réel, disait-il, beaucoup plus réel qu’avant.


 

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