Beaucoup plus réel, conte
Depuis
des années un homme s’entêtait à peindre le même arbre, un érable argenté de
bonne taille qui avait été planté là le jour de ses dix ans ; il le
peignait mois après mois, saison après saison, avec une régularité empreinte
d’une véritable passion.
Quand on lui faisait remarquer qu’il ne le
connaissait que trop cet arbre, qu’il serait peut-être temps de s’en détacher,
il objectait que c’était justement parce qu’il le connaissait si bien qu’il ne
pouvait plus s’en défaire. Cet arbre-là, selon lui, était particulier, il se
laissait approcher, saisir. Il devinait par avance les chemins par lesquels il
croîtrait encore et encore.
En
outre, le revers argenté et duveteux de ses feuilles lui apportait l’été une
ombre qui était plus lumineuse que la lumière du jour.
Mais l'arbre tomba malade et on dut se
résoudre, par précaution, à le couper.
L’homme
eut bien du mal à s’en remettre. Au soir il fixait transpercé par la nostalgie le
lieu, un léger promontoire en amont du village, où se dressait autrefois l’érable
argenté.
Et
puis l’arbre revint lentement, de très loin, sous la forme du souvenir. Et le
souvenir prit racine.
L'homme
entendait même à nouveau le bruit du vent dans son feuillage,
Il
peignit alors, mois après mois, saison après saison, le souvenir de l’arbre,
souvenir qui un jour s’arrêta pourtant en chemin. L’arbre se dépouilla de ses
feuilles argentés, ses branches se fondirent dans une épaisse brume
hivernale, tandis que d'invisibles
parasites s’attaquaient à son tronc sans défense.
Nu
et désespéré l’homme se réfugia dans le sommeil, que de trop. Mais dans cette
grande nuit parcourue de visions assez embrouillées apparut soudain l’érable
triomphant. Ce n’était pas l’érable tel qu’il l’avait connu (plutôt un sycomore
ou un tulipier de Virginie), mais l’homme savait malgré tout que c’était bien
de lui qu’il s’agissait.
Rempli de fébrilité, il reprit ses pinceaux et
commença aussitôt à la peindre tel qu’il lui apparaissait en rêve, mois après
mois, saison après saisons, avant que le rêve ne s’épuisât, qu’il ne perde de
ses couleurs et de sa sève, qu’il disparaisse totalement de la lumineuse toile
blanche.
Néanmoins
l’homme resta fidèle à l’érable continuant à peindre tous les jours, au petit
matin désormais, à moitié nu et debout. De nouvelles peintures prenaient
racine, croissaient, s’argentaient, se dépouillaient de leurs couleurs et de
leur forme, au fil des saisons ; il aurait pu le peindre même s'il avait été
aveugle tant il connaissait bien les gestes, le sens, le rythme de l’érable.
L’érable
était à nouveau là, mais cette fois c’était réel, disait-il, beaucoup plus réel
qu’avant.
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