Rocaille
La rousse sécheresse des pins
saigne de part et d’autre du chemin. Ils flirtent toujours avec le vide ici les
pins. Enracinés dans un sable préhistorique, dans une rocaille couleur chair, ils
ne se raccrochent à presque rien. Ils sont, par leurs frondaisons, si bien
assortis au bleu du ciel qu’ils en deviennent parfois invisibles, ou
transparents. Et ils embaument.
(De tous les arbres ce sont les
plus primitifs et terre à terre. Par moment s’agitent nonchalamment, en un hochement
interrogateur, les lourds bouquets d’aiguilles et leur écorce fendue sur toute
la longueur du tronc aspire le vent, aspire le vide enflammé qui reflue depuis
les profondeurs de l’horizon, depuis Sisteron ...)
Dans mon dos le calcaire monotone
entasse déjà ses marches, peaufine ses crêtes ou s’écrase à midi une lumière
pleine d’appétit. Je pourrais sortir du chemin pour m’aventurer dans ces
rocailles, sur l’échine recuite des crêtes, les genêts d’Espagne tendront
toujours leurs crinières à ceux qui, comme moi, ont peur du vide ; mais je
préfère réécrire la même phrase, reprendre le même chemin des cols, de Veynes à
Agnielle, parmi genêts et pinèdes, et les troupeaux de vaches écornées. Le regard
va dans le sens de la vague ou prend la forêt à rebrousse-poil. Il cherche
quelque chose. Il cherche des signes.
Peut-on voir à chaque pas ? Le
torse va de l’avant, les yeux plongent parfois vers les cailloux du chemin,
vers des grumeaux de poussière et voilà soudain une extraordinaire souche... Un
massacre de cerf ?
la clef ouvrant
la porte d’une ancienne forêt ? Un totem habité par les fourmis rouges ?
Quelle présence aurait sur une photo cette souche une fois enlevée à sa lumière
naturelle ? aucune. Ici elle est épanouie, rien n’est à changer, elle a commencé
une seconde vie dans l’épaisse ouate du regard.
Au gré du chemin connu, au fil
d’une longue phrase écrite dans l’humus, dans la chair des collines ou à
l’aisselle su co,l se succèdent des signes toujours neufs.
A l’est le long chemin de ronde enlace
l’ubac de la montagne, traversant (au moment même où le massif d’Aurouze surgit,
au nord, en un mouvement synchrone de muraille et de créneaux ruinés), une
pinède excessivement éclaircie par les tronçonneuses, où les longs, les
dramatiques, cous de girafe des rares pins sylvestres survivants se détachent
avec une netteté photographique des neiges recuite du Dévoluy.
C’est aussi à moment que s’étendent,
au sud-ouest, les fourrures rousses des pinèdes que percent par endroits de
proéminences bleutées qui s’effritent, que s’expriment dans le marasme végétal d’obtuses
rocailles refusant la noyade. Chemins de pins et de roche, l’un dans l’autre.
Les monts laissent glisser doucement leur pente vers les veines noires des
rivières qui passent bien bas, sous les tonnelles des saules, bouleaux,
peupliers tremble. Dans la vallée d’Agnielle un sommeil doré bat toujours de
l’aile, sillonné par des chemins crayeux. Tout le silence de la vallée, qui
d’en haut avait cet aspect de cuvette au-dessus de laquelle s’arrêtent les
nuages, s’engouffre dans les gorges. A proximité d’icelles, le chemin descend,
pressé par des falaises malaxées d’où s’extirpent parfois, en contre plongée,
de curieux encéphales aux grimaçantes coulées d’arcades.
Des plissements de roches saillantes
les épaulent parfois avant de se délayer dans les épais socles rocheux qui balisent
le cours de la rivière
Arbres des rives, vous étiez
parfois rouges comme le soleil couchant du Japon, parfois dorés comme les
pommes du jardin des Hespérides ou se fourvoya Héraclès. Et vos silhouettes
sveltes semblaient gonflées par les myriades de gouttelettes que la rivière postillonnait
au gré de ses lacets. Cela faisait de magnifiques pelouses où avaient roulé à
cœur ouvert de catastrophiques éclats de roche, taillées comme des graines de caroube.
Et de me dire à nouveau, sotto
voce, qu’il y a quelque chose de la palette et de l’oeil d’Hubert Robert
(et plus largement quelque chose relevant du raffinement vagabond, passant par
l’Inde, la Chine, les Amériques, des salons français du siècle des lumières),
dans ces paysages calcaires à hauteur d’homme, ceux d’Agnielle mais aussi, par-delà
les cols, du Bochaine jusque à Lus.
Oui, qu’il y a quelque chose de
cet élégant peintre crépusculaire, dans ces éboulis couleur chair, saumon, ces
ruines parfois humaines ou encore dans les plissements du calcaire qui forment
partout des murailles féminines assaillies, offusquées en leur base par des
marées de pins sylvestre. Ce sont finalement, avec leur cascade aux eaux
émeraude, les colonnades des peupliers italiens, de paysages rococo, où la
fatigue de la pierre forme le cadre, servant de faire valoir à des brousses
inoffensives où dominent les pins, les sicomores, les amélanchiers.
Ce sont des jardins sans clôture où le temps,
après avoir accompli ces habituels ravages, se balance lentement sur son
escarpolette, dans le vide qui reflue depuis les profondeurs italiennes au africaines
de l’horizon, où le plaisir de vivre s’exprime librement dans le cadre ruiné,
encore fumant d’une poussière dorée, d’un ancien monde jurassique ou crétacé,
où de larges bibliothèques de roche aux volumes fossilisés recèlent toute une
science aussi raffinée que muette.
Ce chemin retournant vers le
monde réservait encore, ver le soir, quelques grands délires de roche au pied
desquels s’égayaient des plantes au lenticulaires feuilles rouge bordeaux, couleur
d’un sang à peine coagulé... Et le silence peu à peu se transforma en bruit
monté des orients nationaux. C’était le bourdonnement de la route à la langue
d’asphalte, si bien pendue. La route sur laquelle nous marchons comme sur une
universelle moquette qui épongent nos pensées, nos mots, et même nos soucis...