mardi 10 novembre 2020

Vague et neige

Vague et neige

 

  En allant vers le sommet c’est encore un mouvement, mais un mouvement plus long, plus profond que les mouvements directement visibles, que l’on cherche à capter. La montagne est une vague figée, elle exprime en son sommet la latence d’une énergie que la pierre architecture diversement, par paliers insensibles ou étages de falaises, avec toujours les sillons verticaux de l’eau et les impacts mitraillés du gel qui guident et tirent ver le haut.

C’est cette énergie latente, ce geste profond de la pierre, que cherchait sans doute à recueillir cette marche de novembre. On serait peu à peu gagné, dépassé les friches à genêt, les ravines boueuses et les marnes décolorées, par ce sentiment d’ivresse lié à la captation du profond mouvement de la montagne.

 Une sensation de chevauchement, qui à la fin, une fois atteint le sommet, passe essentiellement par le regard.

 Mais ce jour-là le sommet était blanc, la neige avait saupoudré inopinément le quart supérieur de montagne mettant le haut de sa vague comme entre parenthèses. La figeant dans une très légère morsure de gel, aussi légère que décisive.

Progression au contact des marnes tigrées, parmi les pierres ocre teintées de boue et les genêts, parmi les pyramides hirsutes des genévriers, au creux des ravines qui interrompent des champs envahis par les vieilles étoiles caduques des panicauts. J’avais pénétré insensiblement dans le quart enneigé de la montagne, une frontière avait été franchie dont je ne pris conscience qu’une fois que je fus tout à fait dans le blanc. Au sol, la neige déjà prête à fondre ne dessinait plus ces minces figures trouées, comiques et superficielles, entrevues en contrebas dans l’ombre des pins ; elle n’était plus qu’un voile continue, poudreux, hors duquel tout n’était, par simple contraste, depuis les troncs de amélanchiers jusqu’aux derniers frênes, que noirs épouvantails travaillés par les vents.

Je recherchais encore la vague, j’aurais encore voulu capter son rebond, m’entêtant à ne voir dans la présence de la neige qu’un léger accident, sans conséquences pour mes plans. Mais c’était sans compter sur le blanc génésique de la neige, qui a existé avant les couleurs. Un blanc qui ralentit la montagne, qui ralentit la vague de la montagne. Qui lui passe une bride et chevauche son impatience. Qui gomme la confusion des marnes et des boues, des friches à genêts, qui éteint leur ardeur.

Plus rien n’était comme avant, le ciel avait mordu sur la montagne.

Perché sur un rocher prêt de la crête et de son revers vertigineux, j’observai des mélèzes safraner les pentes lourdement enneigées, tandis que plus rien ne passait, pas même l’imagination, par les cols menant au Dévoluy. Ce pays de la neige changeait jusqu’au rythme des pensées, jusqu’à la forme des pensés, jusqu’aux mots... Le froid et sa couleur atteignaient l’esprit dont les péroraisons paraissaient tout à coup déplacées, dans ce pays de l’oubli et de la lumière crue, au début de l’hiver.

Dans mon dos, alors que je redescendais de la vague figée de la montagne, sont arrivés les premiers flocons, en chute oblique, dépourvue de hâte. Les flocons ne tombaient pas mais étaient rendus à la terre qui récupérait son dû. Cette manière de tomber par toutes les faces négligemment, à la fois sûre et erratique, était admirable. On se laissait prendre au jeu, on descendait avec.

 L’ivresse que j’étais venu chercher dans l’ascension, je la trouvais tout à coup dans la descente et le retour vers le monde de chair et de feu.

 



 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire