vendredi 30 décembre 2022

Les étoiles

 

 


 Trous par lesquels les yeux respirent la nuit. Certes je vois le tremblement qui les identifie en tant que poussière du cosmos mais ce qui surtout les caractérise, phénoménologiquement, c’est d’être des trous par lesquels passe, en pure perte, une lumière qui ne touchera jamais terre.

Une lumière qui tient en haleine et réconforte la nuit malgré une froideur hiératique certaine.

Froide, congelée, archaïque par-delà les éons, est la lumière qui passe par les étoiles, ne touchant jamais terre mais comblant le regard des gens qui s’y arrêtent un moment, à la recherche d’une source, d’une onde où plonger cette tête remplie de vaines pensées.

D’un léopard de vertige les taches et encore les taches, félines, dupliquées en coulées galactiques ou archipels clignotants, en essaims d’oursins liminaires, m’interpellent franchement. Quand Je lève la tête, passe dans les vertèbres de ma colonne une espèce de noir désir d’infini, et une danse qui se relève prestement de la poussière.

 L’architecture du dôme est à la fois bancale et cristalline, les dessins sont géométriques, comme ceux de nos ancêtres égyptiens, en pointillés enfantins qui parfois se contredisent, titubent au gré des vecteurs et des danses, et le fond du dessin infuse dans cet illimité de perdition qui est aussi, à un certain moment, une véritable muraille de Chine.

(Une muraille qui me protège du feu des dragons, qui me protège de cet illimité pascalien effrayant pour l’esprit et le cœur)

Clous plantés dans la peau de perdition, vecteurs de destinées encore mal dessinées par la main de l’homme, bornes pour leurs cheminements aveugles, foyers ardents des déterminations physiques et amoureuses, archipel de toutes possibilités et impossibilités, impacts divins dans le cuir des gravités,   trous pour où coule, tel un miel  excessivement diluée,  la lumière insondable, sublunaire que l’on appelle « lumière des étoiles »,  troupeau des brebis sans nombre filant vers l’abîme fertile, impact de la danse d’Eros ou de Shiva et bien d’autres choses encore sont les poinçons  des étoiles dans le dôme  du ciel...  Une coiffe durable au-dessus de nos crânes solitaires, et de puissantes incitatrices patentées.

Parfois je les sens tout simplement, sens une présence invisible  dans le ciel ennuagé sans chercher à les apercevoir pour m’abreuver à la source.

Parfois je m’arrête sur les étoiles, les fixe sans savoir ce que je vois, seul, parfois ne vois plus rien que des trous de lumière,  que le néant aux vers qui luisent dans les profondeurs du passé et du futur et je repars à la fois effrayé et requinqué, à la fois grandi et rapetissé sur le chemin des poussières et du temps qui passe.

 

 


mercredi 14 décembre 2022

 

Avec la pluie


Avec la pluie nous revient le présent aux milles gouttes simultanées, tandis que ruisselle à nos pieds la réalité végétale des plantes, formant d’innombrables chemins en tresse sur fond de ciel  gris cadenassé. Il y a un progrès général dans l’air, un progrès féminin, qui envahit chaque recoin de l’espace, s’y installe le temps de l’averse. Cette manière qu’a la pluie de surprendre est chaque fois unique et rejouée avec grâce, légèreté. L’hydre a ressuscité, gris comme le charbon que l’on brûle, la pluie rayonne dans le ciel telle un amas d’étincelles en chute libre. C’est un pleur ou un saignement dénudé de douleur, de toute douleur charnelle, animale, une complète ataraxie envahit la chambre aux rideaux de brume, subjugue la cuisine de métal et de verre, ou encore la balcon… un rideau tombe sur le regard aux abois, fasciné par la femme électrique, par l’éclair sec qui balafre la molle matière du ciel, l’œil a eu  peur de la blessure,  il a frissonné devant ces météores au langage si clair et violent il, retourne momentanément dans la caverne de son orbite car il craint  l’étincelle, ou  la goutte qui pourrait l’échauder, lui faisant perdre la maîtrise de l’horizon. La pluie nous remue le cœur et les entrailles, le cerveau également, elle dénoue l’attente dont on ne se savait pas prisonnier.

J’observe la pluie tomber à verse

Une incontinence heureuse  puis, tapageuse, puis  agressive tambourine à la fenêtre fouettant les yeux et les oreilles, je suis du regard du regard  cette incontinence nomade…

mercredi 21 septembre 2022

 

Les pécores

 

 

 Taches labiles démultipliées, floconneuses, laineuses, dans l’alpage évasé de la cabane Combeau.

 On n’a rien besoin de leur donner à manger, et pourtant elles sont un souci…

Elles sont un souci qui s’étale lentement dans la prairie pleine de rebondissements, un souci qui fait mine de déborder ou  disparaître, happé par des mélézins fort pentues. Elles sont un essaim qui s’amasse tel lourd un nuage d’orage, avant de se disperser dans l’alpage en cohortes clairsemées et claudicantes , en groupuscules qui retardent sur la masse étirée, tandis que s’écartent de chaque côté de  la troupe les  brebis noires, butées et solitaires  … Vincent et Javotte sculptent cet essaim, ce nuage aux mille pattes, avec des gestes qui les font paraître immenses,  avec des  cris qui résonnent dramatiquement dans tout l’alpage de la cabane Combeau.

 Ce sont comme des appels aux  divinités supérieures, aux archanges des bêtes . Moi, je les aide du mieux que je peux, avec des pantomimes, je m’improvise gendarme des pécores, je les épouvante…Toujours  on se fait comprendre d’elles, même de loin elles, subodorent nos intentions, elles  répondent à chacune de nos impulsions par un maladroit mouvement de ballot de coton, un vague geste de tangage, par une feinte qui ne réussit jamais.

Toujours elles retomberont sous l’influence de notre ombre…

 On joue avec les pécores, on les effraie avec les chiens joueurs, avec les chiens qui jouent au loup sans en avoir néanmoins ni l’éthos, ni le coup de dent unique.  Et ça marche. Car elles ont l’obéissance électriques, depuis leurs yeux exorbités jusqu’à leur queue tronquée, étrangement disgracieuse et  encombrante (ici les locaux n’en fait rien contrairement aux nomades d’Asie centrale pour lesquels   la grasse queue des moutons est un véritable mets de choix ), elles suivent le mouvement qu’on imprime au troupeau, suivent la courbe ou la ligne bêlante,  elles sont foudroyées par une nécessité qui nous reste invisible,  elles se dépêchent et pourtant elles n’obéissent à personne hormis à l’herbe toujours plus verte de l’étage alpin ( C’est cette herbe verte qui les rend un peu folles, qui les fait bêler en tremblant, feinter et tirer la langue).

 Derrière elles, oublient des grappes d’olives argileuses qui fument la prairie…

On en la garde pour l’été. On ne leur donne rien à manger.

Curieuses, Elles nous fixent de leur yeux d’or pisseux sans qu’on sache ce qu’elles voient, elles nous  entendent arriver à pas de loup, de loin, à pas de loup nous regardent partir, avec étonnement, nonchalantes, la pense gonflée,  elles sont des cornemuses qui ne soufflent mot.  Elles cohabitent avec le bouc malodorant qui, arborant les cornes du dieu Pan, les engrosse sans modération.

Elles sont des cornemuses qui soufflent toujours la même note, quand une des leurs est enlevée pour l’agnelage. En chœur elles la rappellent alors, elles sont des cornemuses qui soufflent toujours la même note ni trop grave ni trop aigue, elles tremblent en tirant la langue en direction de leurs consoeurs kidnappées par le proprio.

Elles se livrent totalement quand on les tacle  pour leur plus grand bien (plus précisément,  il faut les saisir par une patte arrière avant de leur faire perdre l’équilibre, explique Javotte, une sorte de prise de judo), confortablement assises sur leur derrière rembourré, elle joignent alors leur pattes avant en un mouvement de prière, les yeux légèrement  tournées vers le ciel, confiantes elles se laissent tailler la corne, laisse qu’on enduise de miel leurs plaies matinales, comme le fait Javotte,  laissent qu’on soigne leur piétin avec des piqûres comme le fait Bernard.

Elles sont à la fois paisibles et inquiètes, et cela me trouble.

Elles sont un souci qui occupe tout un été le berger et la bergère, Javotte et Vincent à l’alpage de la cabane Combeau, un souci qui s’étire à nouveau entre les mélézins. Car elles continuent à tirer la langue en bêlant après l’herbe  toujours plus verte des sommets qu’elles ne pourront atteindre.

mardi 14 juin 2022

 


A propos des cailloux

  

Le « C » est enveloppe vide, coquille de noix fumante trouée à l’Orient, à l’image du Caillou.

« C » de caillou, le « C » caillasse, de calcaire, charnier, casse, clapas, etc, de toute chose ayant à voir avec la pierre étourdie parfumé au thym ou le caillou sonore, avec la caillasse, couverte d’ecchymoses bleuâtres, des rivières de montagne ou avec le cinglant, le pétaradant gravier des routes refaites, ayant à voir avec la falaise qui vous nargue et écrase de son ombre cramoisie ou avec le rocher qui vous envoûte ;  avec la sourde montagne qui croît dans votre dos…


 (La pierre, Le caillou est à cheval sur plusieurs dimensions, celle du grain de sable et celle de la montagne.)


« Coquille sans fruit » pourrait-on dire de tout déchet de calcaire, granit, gneiss, péridotite… pourrait-dire de tout caillou, caillou accumulé, tombé, disséminé pulvérisé, contre lequel butte le pied ou le regard… Enveloppe remplie, comblée d’une autre enveloppe enveloppant la peau  d’une peau, et  ainsi de suite, jusqu’à la moelle de néant, jusqu’au Rien radical, plus radical que la poussière des chemins .

Le caillou est en fait privé de peau et partant d’intérieur, comme d’extérieur ; ou plutôt son intériorité est aussi une extériorité, une extériorité qui s’ignore, qui est rejetée hors de la Vie manifeste. Et cela interroge...

 Il est rejeté à l’extérieur comme tout ce qui a fait irrémédiablement son temps, le caillou. Il est tout entier os temporel dénudé de sa chair, hors de la vie manifeste et pourtant socle de cette dernière, car il est aussi une peau, ou une croûte qui recouvre la terre de part en part, la protégeant, et nous protégeant d’elle.

Caillou, pour les enfants : intéressant pour ses propriétés contondantes,  pour son sifflement dans l’air des vacances d’été. Sifflement d’œuf sourd. 

Œuf sourd. On l’entend fatalement siffler dans l’air de l’été, quand on est encore enfant, le caillou, la pierre sifflante des guéguerres enfantines, siffler cette creuse enveloppe lancée à l’ennemi, et parfois renvoyée à l’expéditeur...

 Œuf lancé, oeuf fatal, destiné à provoquer quelques drames familiaux, à générer quelques problèmes sanglants avec le voisinage. Pendant l’enfance, caillou-outil, caillou-arme… comme il le fut pour l’homme d’avant l’Histoire.

Pour l’adulte le caillou est mystère des origines et des fins. Plus profondément est peau recouvrant la terre, à l’endroit de ses volcans et des blessures anciennes, formant ainsi des cicatrices pyramidales des cicatrices  bossues, des cratères borgnes et des gorges siphonnées, et puis  des vallées de larmes, et de fumants déserts de sable sans  aucune valeur ; formant des regs qui emprisonnent l’Afrique.

Pour l’adulte contemplateur et poète : est Pierre, sainteté de la pierre dépouillée de toute vie manifeste, pierre à la franchise aiguisée et extrême, taillé dans l’ascétisme des sommets ou des mines, pierre surgie de la matrice des éons , pierre tout entière dévouée au temps, tout entière prise dans la gaine du temps dans sa version, dans sa fonction,  d’ Eternité sourde.

Pour le maçon est simplement fragment de mur à reconstituer, élément inconscient d’un futur puzzle architectural et sonore (le vent qui joue sur la pierre). Est musique, est note à placer sur la portée d’une muraille où pianotent les lézards.




Pierre, caillou creux et musical.

Pour d’autres est Œuf de soleil et de temps pondu par la montagne, œuf à saisir, inspecter, à soupeser puis lancer dans l’oeil d’une flaque, d’un cratère, dans l’œil du vide en contrebas, pour une omelette sonore.

On entend alors la musique de la dégringolade, le ramdam provoqué par la chute de ce creux ,  de ce caillou musical, ainsi que, à flanc de falaise, les chocs des extériorités provoqués à répétition par le caillou, le caillou, caillou, caillou tombant, dégringolant, sans intérieur, sans extérieur, vide et creux caillou pressé de rejoindre la caillasse de calcaire des casses à cailloux.

dimanche 29 mai 2022

lundi 25 avril 2022


 Massif d'Aurouze, depuis les crêtes de Charance, 10 avril, premier tour des élections présidentielles.

samedi 9 avril 2022

 

 




Le noyer

 

 

De la couleur (bleu-gris) d’un ciel d’avant la pluie, d’avant l’éclat sec de la foudre. Puis absolument sans couleur, disparaissant, lors des neiges de l’hiver-longtemps-craint. Tout de brume, de froid, tout d’oubli, alors.

 A la peau talquée, et lisse, comme celle de l’olivier dont il semble le parent, le lointain cousin du moins (mais plus gras et introverti), des montagnes (presque toujours l’ombre d’une montagne pèse sur ces noyers partis en avant-garde de la civilisation, aux confins d’une vallée préalpine).

 Pourtant cette peau, légèrement pâteuse, bleutée, bientôt se craquelle, se crevasse même, depuis l’entame du tronc jusqu’aux prémices des branches supérieures. Des branches qui, saisissant votre regard, jettent bientôt sur vos yeux envoutés une flexueuse toile d’araignée que l’on fait semblant de ne pas voir. Il craque alors intérieurement le noyer, jouit de craquer de toutes ces extrémités tentaculaires qui projettent une ombre (toute cérébrale) sur le dormeur imprudent, sur le dormeur inconscient, en été.

 Il y a, pour moi du moins, quelque chose de définitivement cérébral dans le noyer, quelque chose de tendu, de saccadé, d’écrit avec les nerfs ; en particulier dans les extrémités de ces branches qui finissent en crochets, en boucles presque... Quand on regarde sous la jupe de l’arbre en hiver on voit alors ces branches lézarder en meutes le bleu du ciel, on les voit percer les nuages et même interrompre le cercle du Soleil. On dirait qu’elles vont même pactiser entre elles, ces branches du noyer, se rejoindre dans leur tortueux effort pour former une véritable voute.

 

Envoutement des branches du noyer.

 

Et pourtant il demeure quelque chose de mou, de réellement flexueux, dans les crispations cérébrales du faiseur d’huile... La toile d’araignée mollement se balance dans le ciel, retenue par le tronc bleu-gris qui l’amarre aux profondeurs chtoniennes. Un tronc sans caractère, sans véritable passion. lisse et talqué, crevassé par l’effort de croître. Attire puis repousse, le noyer, toujours gras et introverti, doux et sombre, aimable mais peu attaché, et peu attachant aussi.

 

 En avant-garde de la civilisation dans les vallées drômoises ou d’Isère, seul, isolé, il fait craquer ses branches, souvent au mitan d’un champ de cailloux nouvellement hersé, lance sa belle voute d’un vert avocat par-dessus la terre marron-rouge, en regard des montagnes qui lui préparent ces éclairs, cette électricité qui le fait croître de cette manière, nerveuse, crochue, saccadé, pas du tout huileuse en tous cas...

jeudi 7 avril 2022





 Oule, mars-avril 2022


 Hêtraie de la montagne d’Oule

 

 Hêtraie d’Oule, surgissant en ta base d’un entonnoir de calcaire invisible, mais dont on devine assez naturellement la forme cave et la nature d’impasse radicale pourvu qu’on laisse son regard dévaler  les pentes abruptes qui mènent vers ce bas, tu es la fois vieille (pleine de souches, lourde des remugles de feuilles jaunes comme le soleil  vieillissant d’après 18 heures) et jeune comme le printemps.

Tu es vieille et jeune,  comme tout ce qui relève, exclusivement, sans mélange ni mixture de genres, de la nature.

Depuis des bas-fonds ombreux et confus, les troncs blanchâtres filent la métaphore farineuse, sursautent, se tiennent par la racine, nous arrivent, remontant héroïquement, étage après étage, la pente de l’entonnoir...

On peut les voir grimper, faire la course, puis arriver à hauteur de sentier.

Et quand on les voit de près on peut se rendre compte que cet arbre a une peau (une peau de saucisson) qui compresse sa chair, lourde et pulpeuse, et bourrelle le tronc. Une peau qui a aussi à voir avec l’élancement exceptionnel de cet arbre-athlète.

Il s’élance avec une énergie grise, comme un poteau, vers les crêtes ; étincelle dans la pénombre du troupeau d’Oule, le hêtre.  

Troncs blanchâtres, aujourd’hui, plus farineux que d’habitude, troncs moisis par endroit, ou sombres  comme la roche pensive de novembre ou décembre ; troncs immobiles, ou errants, fantomatiques, car l’heure est à l’hiver, de nouveau, en ce début d’avril et le ciel bas laissera bientôt filtrer (alors que j’approche l’échine de mulet de cette montagne à hêtre et genêt qu’est Oule) de délirant flocons, bientôt réduits à rien, mais blancs tout de même et pleins d’une vie aussi minuscule qu’intraitable.

Ce polystyrène rejoindra bientôt  à l’issue d’une chute qui n’en finit pas de légèreté, les troncs noueux, moussus et claffis de bourgeons des chênes blancs. C’est alors rencontre entre la sève encore encapsulée et cette expression météorologique anachronique, pleine d’une soie glaçante, des nues, qui rajeunit ce qui était pourtant déjà nouveau, jeune, et printanier.

 



dimanche 20 mars 2022

 


Chemin printanier

 

Le chemin est étroit. Le sentier, dès l’entame, se resserre mais l’énergie qu’il suscite s’en trouve comme décuplée ; imprime au corps un allant qui le surprend, relance le souffle que comprimait l’horloge. D’abord rigoureux, et contraignant à une certaine congruence des membres et des organes (respiration, sang, pensées), il se détend bientôt en larges boucles ascendantes, réservant des trouées au travers des branchages- qui flottent- des pins rougis.

En direction d’un plateau de Furmeyer à hauteur de nuages.

 Dans le blanc d’une après-midi maussade, se succèdent les clairières ventées ouvrant sur les balcons de Céüze, les pierriers poussiéreux et brutaux qui coulent vers la rivière, et, aux virages, les troncs nus ou tomenteux des arbres dont je cherche encore le nom. Alors, avec cette timide mais tenace tramontane qui murmure à l’oreille la complainte du printemps, vient l’ivresse d’avoir dénoué son licou, et la joie païenne de l’immersion totale quand on s’enfonce corps et âme, à la recherche des nuages altiers de Furmeyer, dans le pelage verdissant des bois.

La verroterie bleuâtre des pierres concassées, au départ, annonçait déjà une certaine légèreté printanière qui ne fait que se confirmer au fil de l’ascension vers le plateau, alors que s’enflent les poumons des pins le long du gris des routes, en contrebas, et que des vaches s’abreuvent librement à l’eau grise de la rivière ; inhabituelle présence disant, semble-t-il quelque chose d’un retour général de la vie, enfin sortie des étables austères.

Les genêts, les pins, les amélanchiers aussi vêtus que des ballerines, et l’herbe verdissant, mais aussi la pierre qui grimace et les monts du lointain dessinent dans le blanc de l’après-midi une nouvelle présence point encore complètement confirmée mais allant, avec le temps et la rivière où boivent les génisses, vers sa réalisation.

C’est à la parallèle de cette réalisation, qu’illustre si bien la rivière en contrebas, étirée entre sa source et la mer, que je marche aujourd’hui, avec de part et d’autre du chemin le vert poli des plantes nouvelles, des longues graminées jaunies mises à l’épreuve par le vent.

Confession :

C’est le chemin de cette réalisation, si évident depuis les hauteurs lorsqu’on observe l’allant de la rivière libérée de sa source, que j’aimerais parfois directement emprunter, en passager clandestin des forêts et des monts ; mais je ne suis ici qu’un visiteur- ainsi je me raisonne- du pelage reverdissant, et ce temps-là qui coule de source, le temps de la réalisation cyclique des fleurs et des fruits, pourrait également être d’une éternité rapidement usante pour l’humain.

Alors

Je vais le long du chemin abstrait, à la parallèle du printemps.

mercredi 19 janvier 2022


 Rivières




Buëch et Durance 

 A Sisteron Durance et Buëch unissent leur lit. Buëch maigre et fougueux, Durance grasse, domestiquée. Boue et limon paressent entre deux rives aux écailles de chêne, parsemées de cailloux rouges comme des grumeaux de sang.

 S’écrase contre les portes de fer de la Cluse le raisin blanc des cimes, la lumière inachevée des crêtes et des crevasses du Briançonnais ; s’achève dans la presse de calcaire tithonique la tentation d’un au-delà de neige et de glacier

 Au loin par-delà l’aqueduc ce sont les dépouilles des Barronnies, recouvertes d’un fumet de  pins et de genêts ;  telles les flammes d’un bougeoir brûlent les maigres villages lancés sur les collines qui plient l’échine, en surplomb du Buëch caillouteux, qui divague, qui use la plaine de toute l’inconstance de ses ruisseaux glacés. 


lundi 10 janvier 2022




Sur les vieux chemins des bêtes et des hommes

 

 

Plus je vais sur les chemins, en particulier ceux de la montagne, et plus j’ai cette certitude :

les bêtes, les premières, ont ouvert la voie, ont tracé le premier sillon dans le vieux cuir de la terre. Archives, géoglyphes, courbes entrecroisées, entrelacées, des pérégrinations des bêtes dans un halètement primitif.

Cela doit être en particulier le fait des animaux au souffle long : cerf, élan, ours, loup…

   Ce n’est qu’ensuite qu’un chasseur solitaire à l’oeil aiguisé, ou toute une troupe, est parti à leur suite, sur le même chemin toujours à retracer, jusqu’à ce qu’il soit une plaie dans la terre. Le scénario est rebattu, l’impulsion qui s’empare de l’espace, initiant la carte, sera toujours la même ; sur la terre les traces des animaux et des hommes se mêlent et se confondent, usent ensemble le cuir de la terre jusqu’à l’os de granit, ou calcaire, approfondissant avec le temps le sillon initial.

Le chemin se tracerait d’abord par la répétition d’un même halètement entremêlé, communément tressé, de l’animal et de l’homme, sur des siècles dont le souvenir s’efface tandis que s’affirme le chemin. L’usante poursuite qui consume le cuir de la terre commence ainsi par l’imitation de l’animal par l’homme. Imitation de sa vitesse, de sa précision, de sa sauvagerie, de son entêtement à vivre.

 Puis l’homme est imité par d’autres hommes, amis ou ennemis, par d’autres chasseurs bientôt alignés en files indiennes sur le même chemin de salut ou de perdition.

L’eau, des rivières et des cascades, l’eau des lacs où se reposer, donne un certain courage à tous, hommes et bêtes, jusqu’à ce qu’un pays finalement émerge de ces lacis, de ces tresses formées par les courses des bêtes et des hommes.

Aujourd’hui les vieux chemins se croisent et recroisent, formant encore ce filet où sont pris les promeneurs ainsi que quelques bêtes sauvages. Filet de l’espace et du temps où sans le savoir les uns vont vers les autres. Parfois, au carrefour, on croise des renards, des chevreuils, ou des loups pour les plus chanceux…

Dans les montagnes, il est encore un chemin des plus archaïques et naturels, qui est aussi un passage, encourageant l’écoulement des hommes et des bêtes, lesquelles ont sans doute ouvert là aussi la voie : chemin de bascule, chemin-trouée dans le ciel, chemin du col.

 Le chamois à la corne provocatrice, au lointain regard rouge et noir, relie plusieurs vallées et pays, passe de l’une à l’autre par le col, comme les hommes qui lui ont emboité le pas.

Au col le chemin s’arrête sur un moment de blancheur, sur un nuage sorti des profondeurs chtoniennes, sur un vide où transparaît soudain l’autre pays, l’autre vallée de l’autre côté, car déjà ça recommence.

C’est une nouvelle naissance par un nouveau chemin, par un nouveau lacis de routes. On croyait, au col, être sorti du chemin, de la pesanteur et de l’intrications des désirs, mais non on redescend.

On est repris par le halètement et la vitesse, par la nécessité d’une fuite et le désir de rattraper la bête , aujourd’hui abstraite, qui toujours nous échappe. C’est une puissance relancée, et la certitude a minima de retrouver au flanc de la montagne qu’on désescalade, ce filet des vieux chemins, où s’entrecroisent encore pour longtemps, sans même le savoir, les bêtes et les hommes.


 


 Pin sylvestre sous la neige, route des cols, Veynois. 9 janvier.

mardi 4 janvier 2022



Beaucoup plus réel, conte

 

Depuis des années un homme s’entêtait à peindre le même arbre, un érable argenté de bonne taille qui avait été planté là le jour de ses dix ans ; il le peignait mois après mois, saison après saison, avec une régularité empreinte d’une véritable passion.

 Quand on lui faisait remarquer qu’il ne le connaissait que trop cet arbre, qu’il serait peut-être temps de s’en détacher, il objectait que c’était justement parce qu’il le connaissait si bien qu’il ne pouvait plus s’en défaire. Cet arbre-là, selon lui, était particulier, il se laissait approcher, saisir. Il devinait par avance les chemins par lesquels il croîtrait encore et encore.

En outre, le revers argenté et duveteux de ses feuilles lui apportait l’été une ombre qui était plus lumineuse que la lumière du jour.

 Mais l'arbre tomba malade et on dut se résoudre, par précaution, à le couper.

L’homme eut bien du mal à s’en remettre. Au soir il fixait transpercé par la nostalgie le lieu, un léger promontoire en amont du village, où se dressait autrefois l’érable argenté.

Et puis l’arbre revint lentement, de très loin, sous la forme du souvenir. Et le souvenir prit racine.

L'homme entendait même à nouveau le bruit du vent dans son feuillage,

Il peignit alors, mois après mois, saison après saison, le souvenir de l’arbre, souvenir qui un jour s’arrêta pourtant en chemin. L’arbre se dépouilla de ses feuilles argentés, ses branches se fondirent dans une épaisse brume hivernale,  tandis que d'invisibles parasites s’attaquaient à son tronc sans défense.

Nu et désespéré l’homme se réfugia dans le sommeil, que de trop. Mais dans cette grande nuit parcourue de visions assez embrouillées apparut soudain l’érable triomphant. Ce n’était pas l’érable tel qu’il l’avait connu (plutôt un sycomore ou un tulipier de Virginie), mais l’homme savait malgré tout que c’était bien de lui qu’il s’agissait.

 Rempli de fébrilité, il reprit ses pinceaux et commença aussitôt à la peindre tel qu’il lui apparaissait en rêve, mois après mois, saison après saisons, avant que le rêve ne s’épuisât, qu’il ne perde de ses couleurs et de sa sève, qu’il disparaisse totalement de la lumineuse toile blanche.

Néanmoins l’homme resta fidèle à l’érable continuant à peindre tous les jours, au petit matin désormais, à moitié nu et debout. De nouvelles peintures prenaient racine, croissaient, s’argentaient, se dépouillaient de leurs couleurs et de leur forme, au fil des saisons ; il aurait pu le peindre même s'il avait été aveugle tant il connaissait bien les gestes, le sens, le rythme de l’érable.

 

L’érable était à nouveau là, mais cette fois c’était réel, disait-il, beaucoup plus réel qu’avant.