jeudi 18 novembre 2021


Chemin du Champérus

 

Sentier écrit dans la roche, à même la roche qui le bosselle ; palimpseste de sentier qui disparaît  parfois, en été,  dans des ruines arasées où prend racine un pin, qui s’éclipse  dans la blancheur de la roche affleurante, débordante ,aux lourdes arcades que frappe le jour .On saisit à mains nues ses bornes, se hisse dans les gravillons égouttés, nez à nez avec des touffes de thym grises. C’est alors une escalade qui s’ignore. En été cette roche est jaune citron, ou rose saumon au soir, mais là ce ne sont que des bleus (la bleuité du moisi, d’un froid pullulement bactérien) au cœur de la pierre, des mauves à leur racine d’ombre.

Le froid viendra exercer sa maîtrise tantôt et cela les pierres le savent déjà, déjà se préparent. Elles sont devenues bleues comme la poussière du thym qui se glisse dans les interstices rocheux, tel les saxifrages. Il y a dans l’air un vide, un halètement du vide qui appelle le froid, qui prépare l’arrivée du froid dans l’espace, qui laisse entendre que le froid arrivera bientôt, car la nature a horreur du vide et de l’hésitation. D’où cette bleuité des roches et du chemin creux, creusé, qui en été s’éclipse mais qui là souligne presque, dans ses tortillons qu’on escalade, les ecchymoses de la roche exposée.

Ce sentier du Champérus, écrit dans la roche par les pieds bottés des randonneurs, chasseurs, sportifs est synonyme pour moi, tout au long de l’année tiède et claire, d’albedo parfumé au thym et à la sarriette, et de chaleur terreuse, pierreuse, dans laquelle on se hisse dans des efforts poussiéreux jusqu’au premier sommet, avant la route des crêtes et Châteauvieux à tribord. Il y fait alors nettement plus chaud qu’ailleurs.

Aujourd’hui au contraire, ce même chemin me rend palpable, dans cette soudaine bleuité de sa chair, la lâche retraite du feu et le refroidissement subséquent de ses côtes, et le vide créé par cette défaite  à contre-courant où continue à prospérer le thym, cette plante-poussière.

Tout est déjà écrit, tracé, le chemin laissera descendre, depuis le sommet, le froid par lequel tout redevient clair et précis, gris-bleu-noir. A contre-courant.

 

 

 

 

 

mercredi 3 novembre 2021


 Massif de Durbonas, Hautes Alpes.

Lac de Montriond, Chablais, Savoie.





 Forme parfaite du lac, tout en méditation large et profonde, en silence et discipline, qui contamine en outre tout ce qui s’y frotte, s’en approche et le drague, tout ce qui croît et prospère autour : chalets et barrières, route, arbres d’ornement ou simples éléments de vie sauvage saules, frênes, peupliers, alisiers qui croissent librement en bord de route ou sur la rive, forcissant tels de vibrants nuages de chlorophylles sur les pentes aménagées qui mènent au lac. 

Ainsi, du fait de cette excellence généralisée qu’il suscite par sa seule forme, le lac a vocation à devenir une image du luxe. Au Montriond la nature se fait luxueuse, coquette du moins, qui se contemple aveuglément dans ce miroir verdâtre, dans ce glauque miroir qui est l’envers apaisé de la comédie végétale, de la tragédie animale jouée inlassablement alentour ou au loin, par-delà les horizons de pessières et crêtes mordorées. Ainsi, en ces deux extrémités silencieusement antagonistes le lac, devenu image du luxe, attire les restaurants aux cocktails déraisonnables et menus dispendieux, ainsi que les couples de célibataires qui viennent à 19 heures sonnantes- alors que les derniers touristes ont disparu des pelouses occidentales et que le grand parkings en tête de lac s’est vidé de ses dernières berlines-, y étrenner une liberté nouvellement acquise.


 Mais même là, alors que vous avez cédé au luxe et aux sataniques cocktails, le lac ne vous jugera pas, il a l’œil mou et paisible ; il accueillera toujours avec un bâillement d’approbation votre désir de briller parmi les hommes, à la terrasse d’un restaurant ou d’un bar surplombant ses flots. Il est passif, il n’a pas d’intentions. Il a été créé suite à un catastrophe, une chute terrassante de la montagne, suite un verrouillage de tout autre possibilité, il y a plusieurs siècles, ou millénaires ; il est étendu comme une bête qui a mordu la poussière, vaincu par un destin sous-jacent, sommé dès l’origine par le destin géologique de gésir ici, s’inscrivant d’emblée dans une forme que ni les forêts ni les hommes pourront jamais subvertir. Et il se repose, sans âge.

Il ne bougera plus, ne protestera plus, ne jugera plus ceux qui l’enferment dans ce rôle de miroir bénévolent, il est en accord parfait avec son niveau et sa frontière, même son débord est rendu peu probable par les derniers travaux, d’ailleurs fort avisés, des ingénieurs. C’est un miroir de luxe, résineux, empathique jusqu’à en être collant, et qui s’étale sur plusieurs hectares de silence vert à nos pieds. C’est aussi une large porte qui nous permet d’échapper au labyrinthe du monde et a ses opérations arithmétiques conscientes ou inconscientes, à son angulosité économique ou verbale, c’est une porte ouverte sur une dimension d’imaginaire pur, un imaginaire organique renvoyant à nos propres origines, de nouveau décelables grâce à lui : monde des poissons et des batraciens, monde amphibie infréquentable pour les hommes, mis en part pour ceux munis de tubas, en habit de grenouille.





 Ainsi La forme du lac est aussi intérieure, par débordement de l’imagination, elle dessine la frontière d’un monde invisible, exclusivement organique (sous la surface, sous la peau brillante du lac, tellement sensible et insensible, tellement engourdie à certaines heures, ou bien saignante… du lac) où la vie git dans un magma de bulles, un monde forclos ou rotent les crapauds et baillent les carpes… Après qu’on ait quitté les terrasse luxueuses qui surplombent le lac, seuls le sommeil, le désir de contemplation, ou le pur ennui de l’après-midi obtenu par un long et presque pénible alanguissement du corps, nous permettront peut-être d’accéder au bas-étage d’une réalité invisible et forclose. Alors nous pourrons croire avoir atteint ces profondeurs vertes des origines : la forêt des truites arc-en-ciel, la jungle des bulles nyctalopes où la carpe promène le vaisseau fuselé de son corps sans charme.



samedi 25 septembre 2021

 

 

 

Autour de l’omphalos glaciaire

 

 

Il y a différentes manières d’entrer dans l’eau d’un lac.

Autant de manières que de personnes, chacun ayant ses propres formes d’hésitation devant l’inconnu. La mienne, je la connais bien, n’est qu’une suite de questions dont la réponse ne peut être que physique, ne peut être que geste de fuite ou d’abandon à l’eau, après la victoire sur ce sentiment du froid qui nous inonde à l’immersion, ainsi que sur certaines appréhensions liées, je crois, au fait que nous sommes des animaux optiques.

 Les yeux, même fermés, sont à l’avant-garde du corps.

Qu’y a-t-il au fond du lac qui tant exorbite mes yeux et remue mes émotions ? Qu’est-ce que je viens chercher ici, dans l’opaque, le vaseux, le brouillé, le déchiqueté par le temps, dans le puits sans fond d’une éternité qui stagne ?

 S’il s’agit d’un lac artificiel, un plan d’eau par exemple,  la question ne se pose pas vraiment car ce genre d’étendue est à peu près vide de remous, vide de questions et de réponses, mais si le lac est antique, s’il est glaciaire, si c’est, au-dessus des pelouses alpines, un de ces  cratères de vie formés par le front et les hanches des glaces éternelles, creusés par des pieds et des doigts de gel ? s’il y  au fond du lac un terrible bruit silencieux qui accompagne cette lie minérale, ce marc vaseux des débuts dans lequel personne ne saurait lire et qui  fait  comme un omphalos où  le temps s’enracine, alors des questions sont également posées qui mettent le corps et l’esprit en émoi.

 Cela attire et fait peur, tout à la fois, cet omphalos glaciaire du lac, cette frontière.

Je viens chercher ce sentiment de la frontière entre le temps et l’hors du temps, entre le pénétré et l’impénétrable.

 Je veux graviter incognito autour, ou à l’aplomb, d’une origine muette de roche et de glace.

 Je veux léviter dans un entre-deux où le blanc de la lumière pénètre légèrement, où il infuse en surface le cristal sombre des eaux.

Mais je ne suis pas encore entré dans l’eau, et le plongeon est difficile.

 A un ou deux mètres de la rive, alors que je suis déjà à moitié immergé dans l’onde, j’hésite encore entre l’air et l’eau, entre deux mondes en fait ; un presque rien, un voile aux ondulations huileuses me sépare des tritons et de la vase, des galets lisses et ronds qui pavent ce lac inconnu de la vallée du Valgaudemar dans les Ecrins.

 Je m’installerais presque dans le confort de cette frontière ; les flammes de l’air me retiennent, pourlèchent une chair blanchie (blanche comme les chicons) par l’ombre portée des habits lors des longs mois d’hiver. Il y a dans l’air des ventouses qui vous retiennent, qui ont quelque chose à voir avec la chaleur de juillet et ces rayons du soleil qui vous emberlificotent. Ce n’est pas que l’eau est froide, c’est une simple question de contraste simultané entre deux mondes, celui de l’air et de l’eau… Parfois j’espère quelque chose, comme un réchauffement soudain de l’onde. C’est scandaleux ce froid ! C’est une violente inondation de la sensibilité par d’antiques et anonymes forces minérales, par une avalanche inhumaine de glaces remémorées. Pourquoi donc s’emplir de ces souvenirs des glaciers d’antan, pourquoi se livrer à ce temps qui n’est plus, qui gît à l’omphalos du lac ?

Et puis on plonge.

 Et puis on appartient à l’eau réchauffée par notre présence, il n’y a plus de questions, notre corps est bientôt aussi translucide et léger qu’une méduse, la chaleur n’est plus extérieure, elle est en nous et nous sommes à l’intérieur de l’eau, tout est à nouveau intérieur, sans obstacles, ça glisse comme une feuille entre deux feuilles, entre le même et le même. L’origine coule en nous et nous fendons insensiblement   son volume de silence et d’obscurité.

Être une truite.

En bas le vert omphalos du lac veille sur notre corps qui fraie.

 Quel est l’épaisseur d’un corps dans le vide, dans l’eau, dans le vide de l’eau ?  A peine celui d’une feuille, d’un alevin, d’une lame de couteau.

La question de l’épaisseur, ou du poids, ne se pose plus vraiment.

On repose sur un confortable matelas d’ombre et de vide, il y a des éclairages fantastiques qui attirent nos yeux exorbités, le marc est troublé parfois par le cordon de lumière qui le dérange et l’on croit voir agir l’omphalos dans une spirale de lumière et d’ombre, à la frontière du végétal, du minéral. Ce n’est pas vraiment de l’apesanteur, mais cela y ressemble. Il y a dans tout cela une souplesse inédite, une souplesse retrouvée ainsi qu’une absence d’obstacles qui ramènent aux jeux exploratoires de l’enfance.

Revenir aux sources.

Être une truite.

 Comme c’est étrange de mimer les poissons, de répéter le geste ancien de la nageoire qui bat, qui secoue le silence en cadence, mais cette fois avec des bras et des jambes, avec deux bras et deux jambes momentanément soudés, solidaires mais fondamentalement autonomes, en lieu de ces simples nageoire si bien adaptées, comme les pétales le sont à l’air, à la physique de l’eau, à ce mélange de pression et souplesse ondulatoire qui n’appartient qu’ à l’eau.

 L’homme avance parfois en se débattant comme un fou, baratant l’eau des origines, et c’est le crawl, ou bien il se fait, à la manière de la grenouille ou du noble crapaud, brasseur d’onde… les bras font un long geste aérodynamique de prière, yoguique, puis s’ouvre telle une grande bouche qui voudrait embrasser le vide de l’eau, gober sa lie glaciaire…. ainsi va le brassage qui fait avancer dans l’eau indifférente, qui fait avancer mais d’une manière différente qu’à l’air libre.

 La perception des distances n’est en effet pas la même quand on est au sec et ou dans l’eau, il n’y pas de lieu sur l’eau, pas de de carte, ce qu’il reste d’espace se réfugie le long des rives, c’est une écume d’espace et une sèche lumière sur la rive si mince dont on se souvient. Tant que je nage je n’avance pas vraiment, je ne fais que graviter autour d’une espèce d’omphalos de ténèbres lové au fond du lac,  je suis à l’aplomb d’un centre, d’une roue invisible dans sa trouée de vase et de boue.

Vu de l’intérieur je n’avance pas vraiment, mais de l’extérieur, pour quelqu’un qui m’observerait depuis la rive, je ressemblerais sans doute à une loutre, ou un castor, pressé de rejoindre le sec, j’appartiendrais toujours à cet espace extérieur fait de déplacements et d’obstacles, de désirs clairement observables par les autres.

J’avance insensiblement en direction de l’autre rive, je suis brasseur  d’air et d’eau, je me souviens des gestes premiers, je bois des tasses où se précipitent une lumière crue, j’ouvre et referme l’espace, je gobe le vide et le recrache en cadence, je brasse du vide jusqu’à arriver, comme par accident, comme par magie, à l’autre rive, et puis je recommence dans le sens inverse.

 J’appartiens en cadence à l’air ou à l’eau.

Cela fait du bien au corps. Entre l’eau et le ventre une grande intimité, une grande complicité millénaire.

La baignade est une activité profonde, souvent je l’oublie. Je crois appartenir définitivement au sec, mais  au bout de quelques mois ou semaines, quelque chose me manque.  Alors je replonge.

 Le problème est que chaque fois il faut recommencer depuis le début. Les mêmes questions seront posées tout comme seront répétés les mêmes gestes, ces gestes qui mènent au-dessus et autour de  de vert l’omphalos de glace, aussi ancien et vénérable que le pergélisol.

 

 



dimanche 27 juin 2021


 Massif d'Aurouze_27 juin 2021

 

   La nature répond à toutes nos questions, sans qu’on lui ait posé de questions. Elle ne répond précisément à aucune. Elle est tout entière réponse, au vide, à l’absence, à l’angoisse, à la souffrance inhérente aux interrogations, inhérentes à la « question », prise dans son sens moyenâgeux. Tout entière positivité, plénitude, yang, de la réponse qui vient combler ce vide.

   La pierre beige qui forme strates après strate un pierrier coulant vers le lit de la rivière en contrebas, répond. La pierre bleue des chemins à l’arête tranchante répond, dans l’éboulis menant au plateau de Bure.

  Mais dans leur réponse même, par leur réponse même, voilà qu’ils gomment les anciennes questions, devenue caduques depuis l’entrée dans l’arrière-pays. Ils répondent tous à côté, mais cet à côté est le véritable centre, celui auquel je ne pensais plus, le centre par rapport auquel j’étais décentré.

  Au niveau du mélézin où s’effectue en général la pause les oiseaux répondent par des trilles, des gouttes à goutte de notes qui percent, qui fendent, qui ponctuent le silence de virgules de sens. Chacun répond dans le mille, dans le centre vide de la cible de l’esprit et du corps.

 Et toutes ces répondes qui affluent forment un langage auquel je participe par mes pensées et par mes pas. Alors je commence moi-même à réponde au lieu de m’interroger, au lieu de creuser mon vide en le soumettant à la « question », au sens moyenâgeux du terme.

  Ici dans les éboulis qui mènent au désert blanc cassé (couleur d’une toison de mouton à l’automne, sous le gris du ciel) du plateau de Bure, la pierre est chaude et légère, on y enfonce le pied comme dans un sable en été. Ici en entend s’effriter la montagne à chaque passage des chèvres de Cham qui en gravissent les paliers avec ce mélange de joie et d’entêtement qui les caractérisent, qui caractérisent leur philosophie du mouvement sur les crêtes, à l’ombre des sommets, dans les tours de garde d’Artémis.

Eboulis, du feu, de la musique et du sable couleur saumon.

Fendues net les pierres laissent voir leur chair striée. En elles, tout s’est cristallisé : le feu, la terre et  l’air, le bois, les organes, les os, arêtes, les coquilles et les veines, les dents, les pensées des bêtes de l’océan et leur goût extrême pour la vie… le temps lui-même s’est cristallisé dans la chair fendue, orangée, striées, de ces pierres des éboulis , je le sens, en millénaire de millénaires compactés, battre en elle lorsque je les soupèse, lorsque je laisse leur chaleur peser au creux de mes mains.

Tout s’est figé, il y a de cela des millénaires de millénaires, dans le seul but d’être encore là maintenant. Si je collais sur mon oreilles une pierre, cette pierre chaude et légère à la chair couleur saumon j’entendrais peut-être battre, en profondes ondes océanes le temps qui s’est figée en elles. Mais à quoi bon, le présent suffit bien, en particulier quand on est à 1000, 1500, 2000, 2500 mètres et que l’on ne reçoit que des réponses depuis le début de l’ascension du plateau de Bure, que l’on reçoit des réponses à chaque pas, ou presque, par le violet profond des gentianes, par le jaune d’œuf des doronics.

Tout s’est figé mais le travail continue, de la montagne, par l’eau et le vent qui creusent et usent les peaux et les chairs, les fronts de la montagne, les cous et les côtes de la montagne, son ventre. Se réduit son feu intérieur, ses braises sont maintenant si tièdes depuis des millénaires.  Au moment de la descente, dans le désert vertical du grand éboulis, des touffes d’herbe font leur apparition, des racines mordent dans la pierre qui bientôt sera profondément humiliée. Alors, à quelques centaines de mètres en contrebas, recommencera la comédie des végétaux, celles des prairies et des forêts optiques où se perd le regard, dans la démultiplication du même, jusqu’au vertige de l’ombre.

 Dans l’éboulis tout était figé mais tout était également musique. Une musique de verres et de tessons remélangés, foulés à chaque pas, ce qui accentuait à chaque pas le drame de la rupture et de l’éparpillement. Tout bougeait ou menaçait de le faire. Y régnait une instabilité de sable. D’un tas de pierres on pouvait se faire un trône confortable où l’on écoutait le vent sculpter le vide. L’Eboulis qui relaie le haut et le bas, l’origine (le feu) et le présent (la végétation qui nourrit les moutons et les hommes en contrebas) était plus excitant que l’étage inférieur qui se précise (mélèzes et hêtraies, puis orties) et qui ne se nourrit finalement, à l’issu de l’éboulis, que des restes de la montagne : os, carcasses, chair des géants autrefois de feu et de lave, bientôt transformés en terre.

  Etage feutré et stable des racines.  Retour dans le présent et sa comédie végétale.


vendredi 18 juin 2021

 

Mont blanc

15 août 2020

 

  Je l’ai longtemps cherché le Mont, m’attendant sans cesse à le voir surgir au-dessus des montagnes subalternes, crevant un lointain plafond de nuages de l’idée fixe et triomphante de son sommet, tel le clou du spectacle pour lequel j’avais déjà trop consommé de couteux carburants. Le pôle invisible autour duquel s’organise le Theatrum Sabaudiae et ses différentes scènes, ses villes et campagnes, ses alpages pénétrés de cette lumière dorée et volatile, l’Indicible qui attend nos mots et nos émotions, les attirant jalousement à lui, ne venait pas. Le monstre qui fait le gros dos dans l’arrière-fond des cartes postales était définitivement peu pressé de se manifester. Il piétinait tel un vieux taureau d’orgueil au cœur du troupeau meuglant des montagnes savoyardes, dans un lointain sombre et dense, italien peut-être, auquel je n’aurais peut-être jamais accès. Et, si j’ai cru à plusieurs reprises enfin  l’apercevoir,  je fus régulièrement  démenti par les cartes que je me devais, par simple honnêteté, de consulter par la suite  -afin de mettre à l’épreuve des intuitions que je savais primesautières. Ne l’ayant aperçu ni de la Cluse, ni de Samoëns, ni même depuis les crêtes qui s’étagent ou se prolongent, d’est en ouest ou du nord au sud,  au-dessus de Morzine, je devais bientôt me faire à l’idée que sa carrure de géant  ne l’en rendrait pas moins invisible, sur un territoire où les rivaux se pressent et compressent dans des élans  titanesques que souligne la dangereuse marche , au-dessus des déserts de pergélisol, entre aiguilles et dents aiguisées par les alternances du gel et du feu,  du soleil italien.

Peut-être que le Mont n’était qu’un mythe, une exagération des hommes des villes, ou une pure invention de l’industrie du regard. Peut-être qu’il n’existait pas, pas tel que je l’avais imaginé du moins. Et je me félicitai que cette déception entretenue au fil des jours ne m’ait pas incité à entreprendre le voyage littéral qui m’aurait mené, mais en apparence seulement,  vers Lui. Car en me précipitant en droite ligne vers le Mont j’aurais certainement manqué le Mont, qui n’est en effet que de son surgissement impromptu (qui ne surgit que dans le lointain, que depuis le lointain, qu’à condition qu’on garde ses distances donc), substituant alors à la révélation sur laquelle on n’a aucune prise hormis par l’ endurante patience, la certitude à la fois artificielle et terriblement littérale du touriste qui voudrait toucher des mythes. Il fallait que le hasard et ses dons inattendus qui remettent régulièrement à plat les diverses situations en ce monde, ne s’en mêle, ainsi que la géométrie des montagnes, avec ses hiérarchies qui parfois se renversent offrant au regard  des trouées et perspectives tenant à la fois du miracle et de l’explication.

Ainsi un soir, en retournant, par la douce route des col, à Morzine depuis Samoens,  se dresse soudain à ma gauche un massif aussi immense qu’inconnu, qui m’intimide par des prolongement inattendus tant vers le Nord-est que le sud-ouest, qui prend véritablement ses aises dans l’espace dilaté ;  un massif que je reconnais tout à coup au seul fait qu’il se «  révèle » -c’est-à-dire  qu’il se déroule en palpitant étrangement sous mon regard tel une magnifique cathédrale italienne, transparente et  inconnue. Le Mont n’apparaît pas   en effet en tant que partie de l’espace, mais comme le centre ou la matrice  de ce même espace, exploré un peu vainement depuis plusieurs semaines sans que j’en connaisse l’organisation véritable la nécessaire pierre angulaire.
La raison suffisante.

Voilà le cœur même, voilà donc le mécanisme central du Théâtre de Savoie, par lequel peut-être tout s’explique de Chambéry jusqu’ à Abondance et des sources de l’Isère à l’Albanais.

Voilà que s’ouvre le triptyque de la réalité blanche, fantomatique, pâlissant dans le lointain italien, qui brille et étincelle, qui est fait d’une paradoxale braise de glace, je n’imaginais pas si incommensurable dans ses habits d’or et d’argent.  Un immense glacier dans lequel seraient en outre enfermées dans les glaces éternelles tant de choses anciennes… tant de trésors et d’évènements de l’histoire de  Savoie et de France prise dans les glaces du Mont, tant de choses du passé  enfermés, conservés dans ses masses, tant de sacres, guerres et révolutions congelés dans sa robe de glace qui en ce moment n’est que draperie d’argent et d’or,  en transparence lointaine, intemporelle… je crois voir.

Mécanisme central du Théâtre et non plus décor.

Réalité au escaliers de roche et de nuage qui se signale avec une telle clarté depuis ce lointain aux marges de l’Italie que je sais immédiatement que je n’aurais pas besoin de toucher du bout des doigts, de la main ou du pied, ces rochers et ces glaces éternelles,  pour être assuré de  leur existence d’or et d’argent.

Et c’est ainsi dans la vision de cet intouchable vers lequel je n’avais plus à voyager, que fut bouclé, provisoirement du moins, cette exploration impromptue du surprenant Théâtre de Savoie.

 

 

 

 

 

 

 

lundi 17 mai 2021


 Chartreuse




Le Poulpe et le rocher 


Sa conscience Grenoble la tire des ses montagnes.  Etrangement, cette ville-laboratoire prend appui sur un quasi  désert, le massif de la Chartreuse. Les flancs de la Chartreuse, en particulier le flanc oriental qui suit la vallée du Grésivaudan, la grande plaine agricole alimentant la ville en fruits et légumes, sont comme des murs qui cachent un territoire invisible aux yeux de chair ; sa forme générale et celle d’un vaisseau dont l’avant, la pointe, serait orienté vers  le sud. Cette pointe c’est la Bastille, un ancien fort militaire auquel mène le célèbre téléphérique, cet ascenseur oblique, pour les touristes et  fainéants ; le téléphérique de Grenoble, trois bulles de plastique et de métal, souligne  à lui seul ce qui est peut-être le  désir de la ville : coloniser les hauteurs, transformer la montagne en immeuble, créer la ville-montagne.

La ville tente de devenir verticale sur des pentes où l’habitat est pourtant quasiment impossible à stabiliser, elle essaie de grimper avant de laisser définitivement la place au rocher et aux forêts ; cette dernière poussée de la ville ce sont les quartiers « chics » de Grenoble, car ici la hauteur géographique est signe de noblesse.  Grenoble s’accroche aux montagnes, monte, se hisse noblement, à Corenc, St-Martin-le-Vinoux, et puis s’arrête ; commence la Chartreuse qui marque aussi la limite définitive de la ville. Grenoble tient à ce  son rocher sacré qui en son intérieur cache un trésor : le silence.

 

 

Le rocher s’ouvre

 

Depuis Grenoble il y a deux manières d’entrer en Chartreuse, par la route. On peut prendre la route de Corenc le long du mont Rachais, jusqu’au Sappey-en-Chartreuse : on glisse alors dans la Chartreuse. On peut aussi y parvenir depuis le flanc occidental et Voreppe. C’est la route que j’ai prise en novembre dernier, quand le froid et la neige ont  commencé, sans prévenir.

  De ce côté les deux principales vallées du massif, orientées nord-sud,  descendent vers la ville. On a une  vision saisissante de cette montagne qui s’ouvre, depuis le centre même de Grenoble : on peut en effet apercevoir par un jour de soleil, depuis la place Victor Hugo par exemple, quand on regarde en direction du Nord et de la de Bastille, les dernières maisons aux toits rouges, marrons foncés, beiges, de saint Martin-le-Vinoux, calmement monter dans des prairies en pente qui donnent le vertige. Le haut envahit le bas.

Monter en Chartreuse, c’est comme gravir les différents degrés d’une très régulière échelle du silence. Ces étapes sont d’ailleurs soulignées par des modifications dans le monde végétal : ce sont d’abord des prairies à l’herbe grasse où paissent les vaches, des vergers de pommiers, et des forêts de chênes, puis après un resserrement entre le rocher de Chalves et la Néron, on pénètre dans un paysage de moyenne montagne, plus pauvre, toujours dans la longue vallée occidentale du massif : deuxième étage, les bruits de Grenoble et ses nuages de fumée ne sont déjà qu’un souvenir.   A  Saint-Laurent-du-Pont, on est entouré de montagnes couvertes d’épicéas qui dominent un territoire de bocage. On peut alors se préparer à monter au troisième étage. C'est-à-dire à monter dans le désert.

 

Le désert

 Le mot désert désigne plus la qualité spirituelle d’un paysage, vide, silencieux cosmique, que sa nature physique ; il y a, du Nord ou Sud, des déserts de roches, de sable, de forêts, d’eau, de glace. Ici il s’agit d’un désert de calcaire et de résineux, d’un  désert de neige car les premiers flocons sont arrivés, d’un désert d’une très grande richesse, car la Chartreuse concentre la majeure partie des espèces de plantes alpines mais aussi d’autres plantes très rares comme la vulnéraire millepertuis, et une quarantaine d’orchidées qui seront malheureusement invisibles en ce mois de novembre.

  Ce n’est sans doute pas un hasard que Bruno de Cologne, cet homme du Nord poussé par un impératif de  contemplation, « fondateur » de l’ordre des Chartreux, ait été arrêté par ce silence, et ait élu ce paysage comme lieu de halte pour lui et ses six compagnons, symbolisés par six étoiles sur le sceau des Chartreux. Le monastère de la grande Chartreuse, la maison mère de l’ordre, perdue dans le fond d’une vallée très boisée semble prise dans une impasse. Hors du monde. Mais c’est en fait là que silence se concentre et se cristallise pour ensuite refluer, amplifié dans tout l’espace d’un massif complexe, dans ses différente étages, compartiments, sommets, enchevêtrement d’escaliers, gorges, forêts et falaises.

 Sorti de la vallée occidentale Les routes sont difficiles en Chartreuse.  Le vaisseau présente un relief tourmenté, compartimenté, où l’on ne peut se laisser guider par des rivières devenues souterraines. Il faut alors se guider grâce aux hauteurs, avec les sommets de Chamechaude ou du Charmant-Som ; les hauts sommets permettent de perdre conscience d’un espace global, ils rassurent et orientent le promeneur.

La route tourne, descend, semble plonger dans des grottes, des enfers noirs et humides, pour ensuite remonter vers le pâle soleil hivernal.  Sur le retour, entre les grandes barres rocheuses et la route qui mène de Saint-Pierre-en-Chartreuse à Saint-Laurent-du-Pont, il y a des rochers de calcaire qui ne cessent de se métamorphoser, tandis que la forêt omniprésente, en symbiose avec ces falaises aux formes toujours changeantes, me donne par moment l’impression d’être sur une lointaine île sauvage. En hiver, ce paysage d’encre et de blancheur, qui reflètent les clairs obscurs de l’âme humaine, a la pureté d’une peinture chinoise, orientale, tandis que la Grande Chartreuse continue au milieu des forêts à organiser le silence.

 

« La terre tourne mais la croix reste », c’est la devise de l’ordre de Chartreux. La Chartreuse tourne le dos à Grenoble tout en lui servant de point d’appui. Grenoble s’accroit, continue sa lutte avec l’eau et la roche, avec l’infiniment grand et l’infiniment petit, mais si elle peut le faire s’est  sans doute parce qu’elle est accrochée à un rocher qui reste, comme la croix, un rocher qui est son envers creux et silencieux, à la fois son Nord et son Orient massif, la Chartreuse.

 

 

 

 


lundi 10 mai 2021

 


 

Printemps à Lus-la-Croix haute, sur la route de Grenoble et Lyon

 

Ce n’est pas seulement la nature qui est nouvelle (absence-présence des feuilles qui bientôt seront là), mais également l’œil qui la perçoit. L’œil a été nettoyé par les eaux nouvelles que libère la fonte des neiges du Diois et Dévoluy. Cette vivacité des couleurs vient de l’eau, mais d’une eau crue, ressurgie, d’une eau vive aux éclatantes rosaces et réseaux, artères, veines, veinules dans lesquelles circulent une affirmation…

Une eau qui par mille canaux affirme.

Les Fauries, après Lus-la-Croix-haute. Flaques de neige sur les prairies en pente qu’interrompent les pommiers à l’écorce violacée. Cette dernière neige qui ocelle le vert d’un blanc de pure lumière, a un goût de sorbet.

Toujours vient cette question. Comment, à quel moment exact cueillir le printemps. Quelle est l’heure exacte de la naissance ?

Toute naissance ne serait-elle pas naissance du Temps lui-même ?

(Nous ne sommes pas seulement nés, mais sommes toujours des êtres-pour-la-naissance. Le printemps me dit ça ainsi que les neiges de la Jarjatte, qui attendent de parler.)

A l’heure de sa naissance, le printemps à Lus-la-Croix haute, voyons, est Verbe, affirmation par-delà tous les néants temporels.

dimanche 21 mars 2021

 

Montagne d'Aujour


  Anamorphoses alpines : figures de la matière originelle tourmentée, lave ou calcaire qui accède à la forme après un douloureux barattage et le travail subséquent d’une matrice architectonique. Cette impression de vie que donnent une à une les montagnes vient sans doute pour partie de ces brusques changements de leur forme en fonction d’un point d’abordage, ou d’un simple point de vue : depuis le nord venté, ou le sud atone, depuis l’est ou l’ouest. Par étirement ou écrasement, par contraction, constriction, élévation ou excroissance… la montagne vit en changeant de forme, en se métamorphosant sous nos yeux à chaque étape de la promenade.

   Alors, en profondeur, ce n’est plus à cette forme-silhouette subissant trop de métamorphoses que l’on pourra la reconnaître, mais bien plutôt à une certaine physique maternelle de ses flancs, au plus ou moins prononcé, ou à l'indenté, de ses arêtes, aux couleurs entrecroisées de ses échiquiers minéraux, et puis à ses cicatrices et écorchements irrémédiables, à sa peau d’herbe et de terre, ainsi qu’aux fourrures, sombres, éclatantes ou sépia en ce mois de mars, des forêts de hêtres, de pins.


dimanche 28 février 2021

 

Sur le vent

Eté 2019

 

 0  Le vent....


1

Le vent vient après, à la fin, comme une nécessité à laquelle on n’avait pas pensé au début, au temps de la création, de la mise en place des êtres et des choses sur la carte du monde. C’est le plus naturel, le plus neutre, le plus impassible aussi des justiciers de l’espace et de l’air.

Personne n’accomplit sa mission - rétablir l’équilibre des pressions dans toute la rose-, avec tel mélange de laisser-aller informe et de violence que lui.

A la fin, ou au recommencement d’un cycle, le sacré équilibre des pressions, par le vent, est source de grande violence...

 

2

Ces derniers jours le vent a soufflé avec une régularité assommante, qui n’avait rien à dire et qui pourtant accaparait notre attention.  A quoi aspire le long bras du vent ? sinon à nous rappeler, à nous souffler à l’oreille combien l’horizon est profond, infiniment profond pour nous, combien l’espace (que nous réduisons trop souvent aux vitesses que nous mettons à le traverser) est réel avec ses masses d’air mal équilibrées qui font que pressions et dépressions alternent violemment, comme dans les moteurs à explosion des consciences.

(Le lointain, c’est le lointain qui nous parle à l’oreille à travers lui.)

Le vent-messager de l’espace, des espaces qui s’entre-chevauchent s’ignorant, le vent qui fait le lien, volontiers explosif, entre ces espaces -mesurant les béances ignorées, mesurant à la faire frémir notre ignorance de l’Espace dans ce qu’il est de plus global, d’incommensurable et de noble-, le vent qui gonfle les espaces déprimés, avec sa pompe et ses gorgones invisibles, ses hydres en haillons, ses cris feulées et sans grammaire...

… a beaucoup soufflé ces derniers temps, au col où j’ai longtemps hésité à dresser ma tente qui aurait pu soudainement , comme un delta-plane, « faire voile » en prenant  le large dans le ciel bleu qui décille, à l’occasion d’une trop appuyée rafale susurrée depuis un col alpin, pendant la longue nuit astrale qui nous traverse autant qu’on la traverse.

 Le vent en a la force, il a la force pour lui, lui qui ne connaît pas sa force, lui qui n’est qu’une force appliquée depuis les profondeurs, intraçables, indicibles, tabou en fait, de l’Espace...

L’espace s’est donc beaucoup plaint ces derniers temps, a beaucoup gémi dans nos oreilles trop petites, trop mesquines pour la puissance de son messager, le vent. L’espace au grand souffle, l’espace des grandes égalisations finales, l’espace des vides communicants, avait son mot à dire qui, en apparence, était pur persiflage par cols et vallées…

Ai entendu le vent se gargariser d’abord d’une absence de larynx, pharynx, de trachée, puis faire mine de parler, ouvrant grand sa gueule vide dans la nuit astrale.

Je l’ai entendu clairement, saisi clairement, ces derniers jours, en particulier lorsque je montais au- dessus des mille mètres pour chercher un état plus primitif de la lumière avant la nuit.

Il était appliqué, il était concentré, il sifflait du plus profond de l’espace à l’immensité  re-suscitée ; avec une magnifique régularité à laquelle on ne pouvait qu’avoir envie d’échapper, que tout esprit sain ne pouvait qu’avoir envie de fuir au plus vite, et qui pourtant venait du plus profond de l’espace, de ce noble espace inutile des fonds de vallée et des nuages trop hauts dans le ciel que l’on ignore trop souvent, dont on n’ignore trop souvent la réalité qui ne se dit pas, qui ne parle pas, hormis par le vent...

J’ai donc écouté, pris dans les filets de son souffle, de son chant sans syllabes, prêt à entendre enfin quelque chose, à faire mine de le comprendre, de l’accueillir. J’envoyais mon ambassade, l'ouïe, dans les hautes sphères pour recueillir sa profonde doléance et attendais.

Or, au bout de quelques minutes, je me suis surtout, seul sous ma tente, dit que le vent était aphone, ou muet... et que là était son, ou notre, principal problème car si, ou moins dans ces longues, de plus en plus longues en apparence, périodes où il souffle encore et encore sur nos vies trop enracinées, il pouvait dire quelque chose, s'il pouvait lâcher le morceau et  se réaliser... Mais non. Cet air ne sert à aucun son, aucune parole, il est une perte qui siffle dans nos oreilles fêlées...

 J’entends ce long sifflement de colère sans objet qui toujours s’étire, qui avance en reculant s’épuisant dans l’espace et le temps, sans jamais former de phonème, même pas les spirantes, les  « ssss », ou un « ffff »...

Qui mesure seulement les incommensurable béances de l’espace.

Laisser-aller du vent donc, incapacité du vent à s’auto- saisir et cracher le morceau.

A se dire.

 

3

 

Il n’y a rien de plus violent que le vent, rien de plus violent, en fait, que ce qui manque de forme, qui manque sa forme incessamment et revient toujours à son chaos originel, comme le vent... rien de plus violent que ce qui est condamné pour toujours à sans cesse se fuir et se chercher.

Et ainsi me semble le vent, pauvres en attributs, mal défini, s’étirant démesurément entre son début et sa fin qui ne vient pas ...

Mal définissable par l’oreille qui l’entend et les yeux qui ne le voient hormis négativement, c’est cela « négativement ». Le vent a une existence négative, occupe des territoires vides, vidées, s’en donne à cœur joie dans les marges ignorées, perdues, les stratosphères...

Il brosse les arbres, caresse les rochers, défrise les barbes. Mal formé, mal défini, mal compris, incompréhensible plutôt, est le vent... oui mais...

4

...mais lorsqu’il se reprend, lorsqu’il se saisit follement par le collet et rassemble à la va-vite la cohue des milles diables, quand il raccorde ses haillons stratosphériques...

Fou...Fichtre, persiffle alors et se faufile où veut, s’éparpille échevelé les  mains pleines de haillons à la langue de serpent... vent perdure, presse et compresse, 

déracine tout ce qui se perd au milieu de l’espace, tout ce qui veut exister idiotement à en oublier l’espace et ses lois atmosphériques, et sa justice stratosphérique qui vient à la fin...

...lorsqu’il réalise, après un long moment lugubre d’errement sans nom, sans langue, après une longue période d’hululements de ses lubies désincarnés, lorsqu’il parvient à l’union de ces cohues mal élevées, de ses forces anciennement désorientées,  le vent siffle alors sa puissance inaudible, sa puissance proprement bientôt assourdissante et le son, la balle même, qu’il est tout entier alors transperce tout, avant même que le poing du vent, qui vient en fait seulement après le son, n’abatte ce qui a déjà été percé.

 La perte est dramatique, cataclysmique même pour nous qui sommes soudain perdus au milieu de l’espace, les yeux grand ouverts vers un extérieur que nous ne comprenons plus.

Il se vide de lui-même, mais dans ce vacarme, ce que l’on entend peut-être encore le mieux, c’est que le vent malgré cela, malgré qu’il ait toute latitude pour s’exprimer, c’est que le vent ne parle toujours, jamais, - pas même ne gueule, ne parlera jamais, toujours restera au seuil enchanté du langage, malgré d’extraordinaires possibilités,

 

4

toujours restera aphone...

Quel silence alors ! quel sale silence alors, malgré tout... Quel silence froissé !

Il restera à siffler sans gorge, sans lèvre, à nos oreilles impuissantes à le comprendre, impuissantes à filtrer cette bouillie sonore qui cascade en toute monotonie hivernale ou automnale dans le tympan.

Se vide tout simplement, vide...

 

 

5

 

J’entends, sur les crêtes le vent se retirer lestement, tout en souplesse – il est aspiré par un vide, plus puissant que lui, un vide cosmique, stratosphérique dans lequel il se dissout comme un souvenir sans corps, comme un pauvre sel sans lendemain , mais pour mieux revenir ensuite avec sa faux à nouveau aiguisée, ; pendant des heures, alors que j’étais  calfeutré dans mon duvet sous ma tente, le son m’a accompagné, faiblissant parfois, dans des minutes d’oubli, épuisant tout à la fin sauf lui-même, cherchant sa fin qui ne venait pas...

Quand il faiblit ce bruit d’air froissé qui persiste au centre vide de l’oreille, qui est alors à la seule à se souvenir de lui, de sa manifestation...

Notre visage, notre corps est-il donc une voile pour être ainsi suscité par le vent, embrassé-giflé par lui, par le messager... est-il susceptible d’être emporté par le vent... ?

Non il n’a rien à tirer de nous, aucun geste spontané comme ceux de ces arbres, en bord de lac, qui se tordent, qui ploient avec des grimaces de courtisanes sous ses rafales sans queue ni tête.... 

  

6

Nous ne sommes pas un instrument pour le vent, pas une voile pour lui, ou claire girouette. Il ne fait que froisser notre patience, agacer notre cœur, nous fait entendre ce qui ne laissera pas de trace, le sans traces,  le sans articulations, le pur bruit abrasif du présent, ainsi que, parfois,

 le silence froissé du cosmos infini dont il est le messager sans message, hormis lui-même.