Lac de Montriond, Chablais, Savoie.
Forme parfaite du lac, tout en méditation large et profonde, en silence et
discipline, qui contamine en outre tout ce qui s’y frotte, s’en approche et le
drague, tout ce qui croît et prospère autour : chalets et barrières, route,
arbres d’ornement ou simples éléments de vie sauvage saules, frênes, peupliers,
alisiers qui croissent librement en bord de route ou sur la rive, forcissant
tels de vibrants nuages de chlorophylles sur les pentes aménagées qui mènent au
lac.
Ainsi, du fait de cette excellence généralisée qu’il suscite par sa seule
forme, le lac a vocation à devenir une image du luxe. Au Montriond la nature se
fait luxueuse, coquette du moins, qui se contemple aveuglément dans ce miroir
verdâtre, dans ce glauque miroir qui est l’envers apaisé de la comédie végétale,
de la tragédie animale jouée inlassablement alentour ou au loin, par-delà les
horizons de pessières et crêtes mordorées. Ainsi, en ces deux extrémités
silencieusement antagonistes le lac, devenu image du luxe, attire les
restaurants aux cocktails déraisonnables et menus dispendieux, ainsi que les
couples de célibataires qui viennent à 19 heures sonnantes- alors que les
derniers touristes ont disparu des pelouses occidentales et que le grand
parkings en tête de lac s’est vidé de ses dernières berlines-, y étrenner une
liberté nouvellement acquise.
Mais même là, alors que vous avez cédé au luxe et
aux sataniques cocktails, le lac ne vous jugera pas, il a l’œil mou et paisible
; il accueillera toujours avec un bâillement d’approbation votre désir de
briller parmi les hommes, à la terrasse d’un restaurant ou d’un bar surplombant
ses flots. Il est passif, il n’a pas d’intentions. Il a été créé suite à un
catastrophe, une chute terrassante de la montagne, suite un verrouillage de tout
autre possibilité, il y a plusieurs siècles, ou millénaires ; il est étendu
comme une bête qui a mordu la poussière, vaincu par un destin sous-jacent, sommé
dès l’origine par le destin géologique de gésir ici, s’inscrivant d’emblée dans
une forme que ni les forêts ni les hommes pourront jamais subvertir. Et il se
repose, sans âge.
Il ne bougera plus, ne protestera plus, ne jugera plus ceux qui l’enferment dans
ce rôle de miroir bénévolent, il est en accord parfait avec son niveau et sa
frontière, même son débord est rendu peu probable par les derniers travaux,
d’ailleurs fort avisés, des ingénieurs. C’est un miroir de luxe, résineux, empathique jusqu’à en être collant, et qui s’étale sur plusieurs hectares de
silence vert à nos pieds. C’est aussi une large porte qui nous permet d’échapper
au labyrinthe du monde et a ses opérations arithmétiques conscientes ou
inconscientes, à son angulosité économique ou verbale, c’est une porte ouverte
sur une dimension d’imaginaire pur, un imaginaire organique renvoyant à nos
propres origines, de nouveau décelables grâce à lui : monde des poissons et des
batraciens, monde amphibie infréquentable pour les hommes, mis en part pour ceux
munis de tubas, en habit de grenouille.
Ainsi La forme du lac est aussi
intérieure, par débordement de l’imagination, elle dessine la frontière d’un
monde invisible, exclusivement organique (sous la surface, sous la peau
brillante du lac, tellement sensible et insensible, tellement engourdie à
certaines heures, ou bien saignante… du lac) où la vie git dans un magma de
bulles, un monde forclos ou rotent les crapauds et baillent les carpes… Après
qu’on ait quitté les terrasse luxueuses qui surplombent le lac, seuls le
sommeil, le désir de contemplation, ou le pur ennui de l’après-midi obtenu par
un long et presque pénible alanguissement du corps, nous permettront peut-être
d’accéder au bas-étage d’une réalité invisible et forclose. Alors nous pourrons
croire avoir atteint ces profondeurs vertes des origines : la forêt des truites
arc-en-ciel, la jungle des bulles nyctalopes où la carpe promène le vaisseau
fuselé de son corps sans charme.
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