mardi 11 décembre 2018


Le Mercantour et les dents de la beauté


A l’origine du Mercantour se tiennent d’une certaine manière la silhouette légèrement empâtée du roi de Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel, et un vice : la passion de la dynastie savoyarde pour la chasse. En bon boucher des bouquetins et chamois, des loups peut-être, Victor-Emmanuel avait fait de la vallée de la Vésubie, à l’image du Grand Paradis en Val d’Aoste, une réserve de chasse royale. 
La chasse aristocratique a des vertus de conservation des paysages et des espèces ; sans le savoir le roi faisait un pacte, sur ces anciennes terres piémontaises, non avec le diable, qui fait souvent des apparitions dans les contes où sont mis scène des chasseurs impénitents, mais avec la déesse grecque Artémis, protectrice des animaux sauvages et arpenteuse, carquois à l’épaule, d’une nature vierge de la présence humaine.  
 Quelque chose serait-il passé, au fil du temps, de cette empreinte d’Artémis - originelle, sauvage et virginale, en Vésubie-, dans le massif du Mercantour tout entier puis dans le parc national, depuis le col de la Cayolle, dans les Alpes sèches, jusqu’à la vallée de la Roya dans ces Alpes humides, où s’engouffre inlassablement l’air marin chargé des embruns du golfe de Gênes et de la mer de Ligurie. C’est ce que l’on pourrait croire en parcourant, même distraitement, la liste des quarante plantes endémiques du parc, ou en apercevant le gypaète barbu planant dans un ciel d’un bleu glacé, au-dessus du lac d’Allos. C’est que semble nous dire aussi les loups, arrivés des Abruzzes durant les années 91-92 du siècle dernier, sans doute attirés ici par le fort parfum « artémisien » qui continue à s’échapper des corolles des saxifrages à fleurs multiples, des ophrys jaunes, lis martagon, reines des neiges et autres panicauts, ainsi que des milliers d’espèces végétales ou animales ayant trouvé à se perpétuer dans ces parages à la fois montagnards et maritimes.
Par les Apennins, le canis lupus romain, celui de Romulus et Remus, a rejoint l’arrière-pays de Niça la bella, regina de li flors, Nice la Belle, reine des fleurs (comme l’écrit et le chante l’hymne niçois), manifestant aussi sans le savoir une unité latine qui passe par la géologie et les cols. Pour moi, la beauté sauvage du Mercantour a depuis l’arrivée intempestive de ces hôtes italiotes, si ce n’est latins, de belles dents de loup très bien dessinées, canines ou molaires, plantées dans des gencives de neige en hiver : le mont Gelas qui domine de ses 3140, et des broutilles, mètres le massif du Mercantour, mais aussi le Mont Clapier, le Mont Bégo, la cime Corne de Bouc... et l’Argentera en Italie. Tous, comme au temps des grandes glaciation, sont arrêtés dans un silence des débuts. 

Dans le Mercantour le silence provoque parfois chez le randonneur une attention dramatique, une attention de chasseur à l’affut tant de l’éphémère -rare pelage de martre, museau du loup pour les plus chanceux-, que des signes indélébiles de la roche, selon des temporalités auxquelles sa foulée essaie tour à tour de s’ajuster. Chacune des vallées du Mercantour, Ubaye, Verdon, haut-Var et Cians, Vésubie et Roya-Bevera raconte une histoire différente, un drame géologique particulier qui s’achève le plus souvent en mille accouchements d’espèces de fleurs, oiseaux, insectes, gastéropodes, et également en rivières : Cians, Vésubie, Tinée,  chutent et affluent, du nord au sud, comme les doigts d’une même main vers le court fleuve Var.   
Accrochée à son cours d’eau, chaque vallée est ainsi une scène primitive où la roche laisse transpirer des évènements datables en millénaires. Absent au moment des évènements, au moment du drame, le randonneur ne peut qu’en apprécier les résultats titanesques, maritimes, rares, colorés, vrillés, marneux, noirs ou rouges, inattendus, des résultats qui malgré toute notre science continueront à nous dépasser :  implacable verrou qui retient les eaux du lac d’Allos, Flysch à helminthoïdes de la nappe du Parpaillon, dans l’Ubaye, pélites d’un rouge crémeux dans la vallée du Cians...
Autre chose : le Mercantour est une frontière aussi rude que merveilleuse entre France et Italie, une frontière plus substantielle, longue et parlante en ses nombreux contours, que la trop courte frontière littorale, laquelle semblera par comparaison, pardon aux habitants de Menton !,assez administrative et superflue.   Le parc naturel du Mercantour est surtout une porte d’entrée idéale vers le Piémont et les vignobles de Cuneo, sans compter que pour une fois l’Italie est ici au nord et la France au sud, ce qui constitue en soi un intéressant renversement de point de vue. Au nord dans les échancrures gothiques des monts, ou aux cols, comme au col du Lombard, apparaissent donc les fenêtres italiennes avec, parfois, leur subtil rideau de « nebbia », cette brume puissante qui monte lentement de la vallée du Pô et submerge complètement Turin en hiver ; il ne tient qu’au randonneur de pousser un volet, lever un rideau de peu de poids et se retrouver en Italie le long du cours de la Stura dans une luxuriance qui m’apparaît personnellement comme subtropicale. Dans la vallée de la Roya-Bevera ce n’est plus une fenêtre mais une vraie porte, qui ouvre sur les Alpes ligures et des odeurs de minestra, poissons grillés et pesto alla genovese. L’Italie chuchote, ou parfois grommelle, quand elle n’est pas satisfaite de sa voisine et cousine, dans le dos du Mercantour. On entend cette langue, on la pressent dans la Roya-Bevera ou même à st-Martin de la Vésubie ; et c’est sans doute la même chose de l’autre côté. Quant aux cols, ils sont bilingues (colle della Maddalena/col de l’Arche, Col de Tende/colle di Tenda) parlant avec la même facilité dans les deux langues.
 Et puis à nouveau le silence des débuts. La profondeur du temps est mise à nue aux abords du Mont Bégo, dans la Vallée des merveilles. Des milliers de signes incisés dans la pierre, un esperanto de sculpteurs néolithiques délivre des messages muets. Bien qu’illisibles ces signes (éclairs, grilles, silhouettes vaguement humaines) continuent à parler à nos yeux contemporains. C’est peut-être la véritable langue du Mercantour, son alphabet secret avec lequel on pourrait produire si on en possédait les clefs de longues phrases paléo-latines, ligures, transfrontalières, claires, belles et profondes comme des aboiements de louve ; plus longues en bouche en tout, et sonnante, que celles de nos idiomes contemporains. Et pourtant, selon les spécialistes du moins, ces signes gravés répétitivement sur la pierre semble parler de quelque chose d’assez simple et d’universel ; la rencontre, qui est parfois morsure, de la terre (les carrés et grilles) et du ciel (les éclairs) ; rencontre qui au Mercantour est peut-être plus intense qu’ailleurs.


vendredi 25 mai 2018


Printemps

Pont du...
Une eau jeune, de verre quasiment, est prise dans les nasses de cailloux lisses et ventripotents. Je les vois. Elles ouvrent le ventre des eaux ces nasses, en font sortir un ralentissement de crinière, d’écume qui ailleurs fait ces toits de vif argent,-des toits en épis- à la transparence de l’eau.
Un emportement noué en tresses, en chaine de verre...
Les flots passant par une succession de goulets qui les ralentit en tout en élargissant leur spectre.
Du lit de la rivière s’élève le son d’un magnétisme, d’un emportement noué en tresse et que l’espace, les saulaies de l’espace, continue à lisser.

Lumière du printemps. Elle est un aliment, se lape, elle s’ingère, se mange... épaisseur d’une coulée qui nourrit. Même les sommets des plus hautes montagnes se font dociles à son arrivée/approche. Ils tètent....
Quant à la neige elle n’est plus qu’un vaste saisissement crémeux, avant l’assoupissement définitif de ses cristaux...

mercredi 14 mars 2018



Le silence du Dévoluy


Les massifs alpins sont en eux-mêmes des pays. Ils ont des monts pour emblème et différentes qualités de silence pour langue. Bien qu’ils soient parfois distants de seulement une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau, ils vivent leur destin comme quelque chose d’unique à la manière d’îles condamnées à s’ignorer mutuellement. Ecrins, Queyras, Belledonne, Vercors, Chartreuse forment un chapelet d’îles vivant selon leurs propres conceptions du temps et de l’espace. Certaines, plus tortue que lièvre, ont attendu les années 60 soixante pour s’ouvrir à la modernité, par accident, protégées jusque-là par une forme d’auto-suffisance aussi bien économique qu’esthétique. C’est paradoxalement par le biais de la saison la plus impraticable, l’hiver alpin, que la ville a ouvert de grandes brèches dans leur carapace : des stations de ski ont alors surgi au milieu de leur silence.
Le Dévoluy appartient à ce groupe de massifs entrés plus tard que les autres dans la modernité, par la voie du ski et des stations. Partie intégrante des Préalpes du sud, ces formations calcaires qui précèdent le massif cristallin des Alpes, le Dévoluy prend la forme d’un fer à cheval dont les deux bouts pointent, tout en se resserrant jusqu’à un défilé où coulent les eaux de la Souloise, vers le massif des Ecrins, tandis que sa partie méridionale légèrement bombée domine de ses hautes falaises de dolomie la vallée du Buëch et la Haute-Provence. L’espace encadré par trois rangées de montagnes aux crêtes fluides n’est pas celui d’une vallée, mais d’une succession de paliers largement érodés qui s’achèvent sans véritable rupture sur le plateau de Bure au Sud dans un paysage lunaire, à quelques 2500 mètres. Du Sud au nord c’est une descente interrompue qui s’achève dans les eaux du lac du Sautet d’où remonte en hiver une brume épaisse. Le relief ne connaît pas de repos, les prairies pentues et bombées, souvent délimitées par des pierriers, peuvent déboucher sur des gorges où bouillonnent les eaux de la Souloise qui depuis des millénaires creuse un profond et accidenté sillon transversal orienté sud-est/ nord-ouest vers lequel convergent d’épaisses forêt de hêtres et de frênes. Les champs qui, dans les vallées déploient leurs carrés de blé ou de luzerne aux abords des rivières sont ci repoussés vers les hauteurs où ils forment une succession de gradins seulement interrompus par des coulées de pierre, à l’aplomb de sommets dont plusieurs (Grand Ferrand, Obiou, pic de Bure) dépassent les 2700 mètres. Les marmottes côtoient les moutons, les dernières vaches broutent dans l’ombre des chalets. Sans arrêt le paysage balance entre un espace collinéen fait de prairies diaprées et de maigres forêts et une steppe à chardons où des troupeaux de moutons venus de Provence se confondent parfois, lors des journées ensoleillées de juillet et août, avec les pierres chues des falaises.
Si au nord la route qui longe le cours de la Souloise constitue depuis toujours une voie de circulation relativement commode, les principaux cols, ceux de Festre et du Noyer, étaient souvent impraticables en hiver il y a encore une soixantaine d’années. Bouchés comme les tympans d’une oreille désormais sourde aux bruits de la ville, ils abandonnaient le Dévoluy à un grand silence intérieur aussi long que l’hiver. Au cours des siècles, le Dévoluy a ainsi amassé des réserves de silence dans lesquelles on peut encore puiser à satiété. Le massif suscite en effet, dès le franchissement des cols, un sentiment d’isolement sonore, plus que physique, que les bruits des cloches de dix-mille moutons ne fait qu’approfondir en donnant la mesure de l’espace où il s’enracine. Un silence de falaises, pentes, gouffres, cols...toujours en mouvement, comme le relief qui le sculpte.


Science-fiction

Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’il se dégageait des stations de ski, du moins celles qui sont sorties de terre à partir des années soixante, une atmosphère lunaire de science-fiction. En ces années, des villes nouvelles sont construites à 1600, 1800 mètres. Les moyens technique et financiers mis en œuvre sont énormes et l’architecture radicalement moderne : pureté des volumes et triomphe du fonctionnalisme comme partout ailleurs. Et pourtant ici la ville suscite, malgré son aspect pratique et rationnel, un sentiment d’étrangeté ou même d’irréalité que seul le remue-ménage propre à la saison du ski chasse temporairement. Ne dirait-on pas que les hommes, en ces années soixante où on partait à la conquête de la lune, comme à la recherche de magnétismes extra-terrestres, se sont finalement rabattus sur la montagne et la frontière de l’étage alpin pour construire les stations spatiales dont rêvaient depuis longtemps les écrivains de science-fiction ? Ainsi de nombreux massifs alpins, particulièrement ceux dont la carapace de silence était la plus épaisse se sont-ils trouvés projetés du jour au lendemain dans le futur. Les stations ont ajouté un nouvel étage, entre l’étage subalpin et l’étage alpin, qui est devenu avec le temps une donnée presque naturelle du paysage.
C’est ce qui est arrivé au Dévoluy. Le magnétisme du massif d’Aurouze a attiré l’attention de promoteurs marseillais. L’hiver venu Les bergers ont endossé la combine de moniteur de ski, les clans familiaux se sont lancés dans l’exploitation de l’or blanc. Superdévoluy, une des plus grandes et plus modernes stations des Hautes-Alpes, du moins pour l’époque, est sortie de terre en quelques années sur l’emplacement d’anciens domaines agricoles. A Superdévoluy, les architectes ont toutefois fait preuve de tact en intégrant dans un même bâtiment des fonctions dévolues dans d’autre stations moins compactes à une dizaine d’unités architecturales. Le Paquebot des neiges, car tel est le nom de cet immeuble-ville d’une douzaine d’étages et de trois cents mètres de long, est traversé au rez-de-chaussée par une véritable rue marchande qui avec ses commerces rendent la station autosuffisante en hiver, tandis qu’aux étages s’alignent des centaines d’appartements dont les fenêtres regardent vers le plateau de Bure. Plateau de Bure sur lequel on a entre-temps installé un observatoire astronomique parmi les plus innovants au monde.
En hiver, le Paquebot des neiges est la pièce maîtresse d’un joyeux remue-ménage, mais en été il fait plutôt penser à un bateau à quai. Le résultat est à vrai dire plus étrange que véritablement laid. Il se dégage alors de la station une sorte d’atmosphère extra-terrestre et lunaire dominée par le massif d’Aurouze en direction duquel grimpent des rangées de pilonnes et des remonte-pentes à l’arrêt. Assis à la terrasse d’un bar, on voit l’horizon se déployer comme un immense écran de cinéma ou passent les nuages, dévalent les praires diaprées, rougeoient les sommets. C’est un film sans bande sonore ; les bruits de la station sont aussi ténus et étouffés que les bruits de l’univers enregistrés mille mètres plus haut par les machines de l’observatoire astronomique de Bure.  L’action est à l’arrêt tout comme la station qui est alors assaillie par un silence qu’elle semble, à la différence des falaises, prairie, cols, incapables de recueillir et sculpter. Un silence qui à force d’entrer en dissonance avec l’architecture finit par chasser le visiteur à l’extérieur, pour en faire un randonneur. Il renoue ainsi, parmi les brebis et les vététistes bardés de protections, avec le silence originel et élémentaire du Dévoluy qui, tout comme l’observatoire du Pic de Bure, est une oreille tendue vers le ciel.





Au sud le Massif d’Aurouze

Souvent, en me promenant dans le pays du Buëch, au sud du Dévoluy, je l’ai vu surgir au moment où je m’y attendais le moins, comme une donnée constante du paysage, au gré des anamorphoses du relief. Donnée constante mais en même temps étrangère, car le massif d’Aurouze est une île de Dolomie au milieu d’un massif calcaire. Le massif d’Aurouze surgit des blancs éboulis qui s’amassent à ses pieds comme une épave prise dans des sables blancs, jaunes, roses, en fonction de la saison et de la lumière du jour. Des cohues de pins maritimes ou pins à crochet essaient de recoloniser ses flancs blancs et nus. Ces larges coulées de pierres légères et poreuses font alors penser aux prémices d’un désert où s’aventureraient quelques oasis de conifères. En été les éboulis étincellent et ardent sous le soleil tandis qu’en hiver ils apportent une lumière douce et bienvenue comme celle de la neige. En haut des murailles crénelées dont l’apparence varie constamment en fonction de l’heure du jour annoncent le plateau de Bure qui se déploie sur plusieurs kilomètres carrés au sommet du massif.
La plupart des randonneurs préfèrent affronter le massif d’Aurouze par le versant sud. Peut-être est-ce dû au fait que le choix de ce versant, très ensoleillé par ailleurs, donne l’illusion d’accomplir un exploit digne d’un véritable alpiniste. Sur un millier de mètre les éboulis décrivent en effet des pentes très marquées qui, vues de loin, ont l’aspect d’une falaise légèrement inclinée et liquide.  Le chemin, qui serpente d’abord dans des forêts de hêtres toute d’ombre et d’humidité, monte tout à coup de manière abrupte dans un désert vertical où les pieds s’enfoncent parfois profondément dans la dolomie. Elles crissent comme des tessons de tuile ou des pierres ponce, ces pierres, et se dérobent parfois sous les pas, ce qui oblige le marcheur à redoubler d’effort. Le plus grand défi qu’offre cette illusion de façade est en effet celui d’une lutte contre la « liquidité » de la pierre. A certaines heures en peut entendre, si l’on bien tend l’oreille, des chutes de cailloux projetés en contrebas par les pieds lestes des chamois. La montagne s’effrite en direct et le randonneur participe lui-même de ce délitement en foulant ces scories minérales qui ralentissent son pas. Heureusement, à 2000 mètres, émergent enfin les premiers blocs de dolomie, légèrement jaunâtre ou orangés. Ces véritables éponges à lumière bornent le plateau de Bure où on arrive enfin. Dernière station et grande surprise. On se croyait arrivé au sommet d’une montagne mais c’est en fait la terre qui recommence ici.
Le plateau de bure a tout d’une résurgence chtonienne, d’une terre échouée dans des hauteurs qui l’affament. C’est une vaste succession de concavités et convexités interrompue par des falaises sans franchise ou bien prolongés par des promontoires dramatiquement érodés : tête d’Aurouze, pic de Bure, autant d’archives de pierre grouillant de signes aussi évanescents que les nuages. Et ce désert s’étale sur plusieurs kilomètres carrés sans ombre, travaillé avec une égale violence par les vents, le gel et le soleil. En été c’est l’Afrique sur le plateau de Bure, mais en décembre mais c’est plutôt l’Arctique et une polychromie boréale : des bleus pâles, des blancs cassés, des jaunes sulfureux. Une neige, granuleuse et qui craque sous le pied, y trouve toujours refuge.
Au centre du plateau se dressent en toutes saisons les gigantesques capteurs de l’observatoire, comme autant d’oreilles tournés vers l’univers. Les scientifiques vont et viennent, quasi invisiblement, en empruntant le téléphérique qui les relie à saint-Etienne en Dévoluy en contrebas. Alentour le silence s’épaissit encore et gagne en densité. Il semble faire partie de l’atmosphère elle-même, de l’air. Un silence à la fois arctique et africain, un silence de toundra et de Sahara.  Magnétique. C’est sans doute ce silence, de lumière et de gel tout à la fois, qui donne aussi plus d’acuité au regard. On n’a plus qu’à se concentrer sur le panorama, à laisser le regard errer au loin, à 360 degrés. Tour à tour on embrasse du regard, en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, la Provence et le Mont Ventoux, l’Ardèche, la Drôme et le sud du Vercors, et puis les Ecrins, L’Isère, la Savoie avec le Mont-Blanc, et enfin l’Italie et dont les « monts navigants », pour reprendre la belle expression utilisé par l’écrivain italien Paolo Rumiz pour désigner les montagnes alpines, semblent buter contre les flancs du Queyras et du massif de la Vanoise, à la frontière. Les lointains se succèdent et palpitent sous le regard...
Et là-haut on peut penser une nouvelle fois : oui les vallées alpines sont de petits pays à l’épaisse carapace de tortue et aux tympans parfois bouchés par le neige, mais leur silence est unique, et ils réservent toujours, à l’endroit des cols, des sommets et des hauts plateaux, ce genre de portes dérobées vers l’univers.