Le Mercantour et les
dents de la beauté
A l’origine du Mercantour se tiennent d’une certaine manière
la silhouette légèrement empâtée du roi de Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel,
et un vice : la passion de la dynastie savoyarde pour la chasse. En bon
boucher des bouquetins et chamois, des loups peut-être, Victor-Emmanuel avait
fait de la vallée de la Vésubie, à l’image du Grand Paradis en Val d’Aoste, une
réserve de chasse royale.
La chasse aristocratique a des vertus de conservation
des paysages et des espèces ; sans le savoir le roi faisait un pacte, sur
ces anciennes terres piémontaises, non avec le diable, qui fait souvent des
apparitions dans les contes où sont mis scène des chasseurs impénitents, mais avec
la déesse grecque Artémis, protectrice des animaux sauvages et arpenteuse,
carquois à l’épaule, d’une nature vierge de la présence humaine.
Quelque chose serait-il passé, au fil du
temps, de cette empreinte d’Artémis - originelle, sauvage et virginale, en Vésubie-,
dans le massif du Mercantour tout entier puis dans le parc national, depuis le
col de la Cayolle, dans les Alpes sèches, jusqu’à la vallée de la Roya dans ces
Alpes humides, où s’engouffre inlassablement l’air marin chargé des embruns du
golfe de Gênes et de la mer de Ligurie. C’est ce que l’on pourrait croire en parcourant,
même distraitement, la liste des quarante plantes endémiques du parc, ou en
apercevant le gypaète barbu planant dans un ciel d’un bleu glacé, au-dessus du lac
d’Allos. C’est que semble nous dire aussi les loups, arrivés des Abruzzes durant
les années 91-92 du siècle dernier, sans doute attirés ici par le fort parfum « artémisien »
qui continue à s’échapper des corolles des saxifrages à fleurs multiples, des
ophrys jaunes, lis martagon, reines des neiges et autres panicauts, ainsi que des
milliers d’espèces végétales ou animales ayant trouvé à se perpétuer dans ces
parages à la fois montagnards et maritimes.
Par les Apennins, le canis lupus romain, celui de Romulus et
Remus, a rejoint l’arrière-pays de Niça la bella, regina de li flors, Nice la
Belle, reine des fleurs (comme l’écrit et le chante l’hymne niçois),
manifestant aussi sans le savoir une unité latine qui passe par la géologie et
les cols. Pour moi, la beauté sauvage du Mercantour a depuis l’arrivée
intempestive de ces hôtes italiotes, si ce n’est latins, de belles dents de
loup très bien dessinées, canines ou molaires, plantées dans des gencives de neige
en hiver : le mont Gelas qui domine de ses 3140, et des broutilles, mètres
le massif du Mercantour, mais aussi le Mont Clapier, le Mont Bégo, la cime Corne
de Bouc... et l’Argentera en Italie. Tous, comme au temps des grandes
glaciation, sont arrêtés dans un silence des débuts.
Dans le Mercantour le silence provoque parfois chez le
randonneur une attention dramatique, une attention de chasseur à l’affut tant
de l’éphémère -rare pelage de martre, museau du loup pour les plus chanceux-,
que des signes indélébiles de la roche, selon des temporalités auxquelles sa
foulée essaie tour à tour de s’ajuster. Chacune des vallées du Mercantour,
Ubaye, Verdon, haut-Var et Cians, Vésubie et Roya-Bevera raconte une histoire
différente, un drame géologique particulier qui s’achève le plus souvent en
mille accouchements d’espèces de fleurs, oiseaux, insectes, gastéropodes, et
également en rivières : Cians, Vésubie, Tinée, chutent et affluent, du nord au sud, comme les
doigts d’une même main vers le court fleuve Var.
Accrochée à son cours d’eau, chaque vallée est
ainsi une scène primitive où la roche laisse transpirer des évènements datables
en millénaires. Absent au moment des évènements, au moment du drame, le
randonneur ne peut qu’en apprécier les résultats titanesques, maritimes, rares,
colorés, vrillés, marneux, noirs ou rouges, inattendus, des résultats qui
malgré toute notre science continueront à nous dépasser : implacable verrou qui retient les eaux du lac
d’Allos, Flysch à helminthoïdes de la nappe du Parpaillon, dans l’Ubaye, pélites
d’un rouge crémeux dans la vallée du Cians...
Autre chose : le Mercantour est une frontière aussi rude
que merveilleuse entre France et Italie, une frontière plus substantielle, longue
et parlante en ses nombreux contours, que la trop courte frontière littorale,
laquelle semblera par comparaison, pardon aux habitants de Menton !,assez
administrative et superflue. Le parc naturel du Mercantour est surtout une
porte d’entrée idéale vers le Piémont et les vignobles de Cuneo, sans compter
que pour une fois l’Italie est ici au nord et la France au sud, ce qui
constitue en soi un intéressant renversement de point de vue. Au nord dans les
échancrures gothiques des monts, ou aux cols, comme au col du Lombard, apparaissent
donc les fenêtres italiennes avec, parfois, leur subtil rideau de « nebbia »,
cette brume puissante qui monte lentement de la vallée du Pô et submerge
complètement Turin en hiver ; il ne tient qu’au randonneur de pousser un
volet, lever un rideau de peu de poids et se retrouver en Italie le long du
cours de la Stura dans une luxuriance qui m’apparaît personnellement comme
subtropicale. Dans la vallée de la Roya-Bevera ce n’est plus une fenêtre mais une
vraie porte, qui ouvre sur les Alpes ligures et des odeurs de minestra, poissons
grillés et pesto alla genovese. L’Italie chuchote, ou parfois grommelle, quand
elle n’est pas satisfaite de sa voisine et cousine, dans le dos du Mercantour.
On entend cette langue, on la pressent dans la Roya-Bevera ou même à st-Martin
de la Vésubie ; et c’est sans doute la même chose de l’autre côté. Quant
aux cols, ils sont bilingues (colle della Maddalena/col de l’Arche, Col de
Tende/colle di Tenda) parlant avec la même facilité dans les deux langues.
Et puis à nouveau le
silence des débuts. La profondeur du temps est mise à nue aux abords du Mont
Bégo, dans la Vallée des merveilles. Des milliers de signes incisés dans la
pierre, un esperanto de sculpteurs néolithiques délivre des messages muets. Bien
qu’illisibles ces signes (éclairs, grilles, silhouettes vaguement humaines) continuent
à parler à nos yeux contemporains. C’est peut-être la véritable langue du Mercantour,
son alphabet secret avec lequel on pourrait produire si on en possédait les
clefs de longues phrases paléo-latines, ligures, transfrontalières, claires,
belles et profondes comme des aboiements de louve ; plus longues en bouche
en tout, et sonnante, que celles de nos idiomes contemporains. Et pourtant, selon
les spécialistes du moins, ces signes gravés répétitivement sur la pierre
semble parler de quelque chose d’assez simple et d’universel ; la
rencontre, qui est parfois morsure, de la terre (les carrés et grilles) et du
ciel (les éclairs) ; rencontre qui au Mercantour est peut-être plus
intense qu’ailleurs.
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