Les pécores
Taches labiles démultipliées, floconneuses,
laineuses, dans l’alpage évasé de la cabane Combeau.
On n’a rien besoin de leur donner à manger, et
pourtant elles sont un souci…
Elles sont un souci qui s’étale lentement
dans la prairie pleine de rebondissements, un souci qui fait mine de déborder
ou disparaître, happé par des mélézins
fort pentues. Elles sont un essaim qui s’amasse tel lourd un nuage d’orage,
avant de se disperser dans l’alpage en cohortes clairsemées et claudicantes ,
en groupuscules qui retardent sur la masse étirée, tandis que s’écartent de
chaque côté de la troupe les brebis noires, butées et solitaires … Vincent et Javotte sculptent cet essaim, ce
nuage aux mille pattes, avec des gestes qui les font paraître immenses, avec des
cris qui résonnent dramatiquement dans tout l’alpage de la cabane
Combeau.
Ce sont comme des appels aux divinités supérieures, aux archanges des
bêtes . Moi, je les aide du mieux que je peux, avec des pantomimes, je
m’improvise gendarme des pécores, je les épouvante…Toujours on se fait comprendre d’elles, même de loin
elles, subodorent nos intentions, elles
répondent à chacune de nos impulsions par un maladroit mouvement de
ballot de coton, un vague geste de tangage, par une feinte qui ne réussit
jamais.
Toujours elles retomberont sous
l’influence de notre ombre…
On joue avec les pécores, on les effraie avec
les chiens joueurs, avec les chiens qui jouent au loup sans en avoir néanmoins
ni l’éthos, ni le coup de dent unique.
Et ça marche. Car elles ont l’obéissance électriques, depuis leurs yeux
exorbités jusqu’à leur queue tronquée, étrangement disgracieuse et encombrante (ici les locaux n’en fait rien
contrairement aux nomades d’Asie centrale pour lesquels la grasse queue des moutons est un véritable
mets de choix ), elles suivent le mouvement qu’on imprime au troupeau, suivent
la courbe ou la ligne bêlante, elles
sont foudroyées par une nécessité qui nous reste invisible, elles se dépêchent et pourtant elles
n’obéissent à personne hormis à l’herbe toujours plus verte de l’étage alpin (
C’est cette herbe verte qui les rend un peu folles, qui les fait bêler en
tremblant, feinter et tirer la langue).
Derrière elles, oublient des grappes d’olives
argileuses qui fument la prairie…
On en la garde pour l’été. On ne
leur donne rien à manger.
Curieuses, Elles nous fixent de
leur yeux d’or pisseux sans qu’on sache ce qu’elles voient, elles nous entendent arriver à pas de loup, de loin, à
pas de loup nous regardent partir, avec étonnement, nonchalantes, la pense
gonflée, elles sont des cornemuses qui
ne soufflent mot. Elles cohabitent avec
le bouc malodorant qui, arborant les cornes du dieu Pan, les engrosse sans
modération.
Elles sont des cornemuses qui
soufflent toujours la même note, quand une des leurs est enlevée pour
l’agnelage. En chœur elles la rappellent alors, elles sont des cornemuses qui
soufflent toujours la même note ni trop grave ni trop aigue, elles tremblent en
tirant la langue en direction de leurs consoeurs kidnappées par le proprio.
Elles se livrent totalement quand
on les tacle pour leur plus grand bien
(plus précisément, il faut les saisir
par une patte arrière avant de leur faire perdre l’équilibre, explique Javotte,
une sorte de prise de judo), confortablement assises sur leur derrière
rembourré, elle joignent alors leur pattes avant en un mouvement de prière, les
yeux légèrement tournées vers le ciel,
confiantes elles se laissent tailler la corne, laisse qu’on enduise de miel
leurs plaies matinales, comme le fait Javotte,
laissent qu’on soigne leur piétin avec des piqûres comme le fait
Bernard.
Elles sont à la fois paisibles et
inquiètes, et cela me trouble.
Elles sont un souci qui occupe
tout un été le berger et la bergère, Javotte et Vincent à l’alpage de la cabane
Combeau, un souci qui s’étire à nouveau entre les mélézins. Car elles
continuent à tirer la langue en bêlant après l’herbe toujours plus verte des sommets qu’elles ne
pourront atteindre.