mercredi 21 septembre 2022

 

Les pécores

 

 

 Taches labiles démultipliées, floconneuses, laineuses, dans l’alpage évasé de la cabane Combeau.

 On n’a rien besoin de leur donner à manger, et pourtant elles sont un souci…

Elles sont un souci qui s’étale lentement dans la prairie pleine de rebondissements, un souci qui fait mine de déborder ou  disparaître, happé par des mélézins fort pentues. Elles sont un essaim qui s’amasse tel lourd un nuage d’orage, avant de se disperser dans l’alpage en cohortes clairsemées et claudicantes , en groupuscules qui retardent sur la masse étirée, tandis que s’écartent de chaque côté de  la troupe les  brebis noires, butées et solitaires  … Vincent et Javotte sculptent cet essaim, ce nuage aux mille pattes, avec des gestes qui les font paraître immenses,  avec des  cris qui résonnent dramatiquement dans tout l’alpage de la cabane Combeau.

 Ce sont comme des appels aux  divinités supérieures, aux archanges des bêtes . Moi, je les aide du mieux que je peux, avec des pantomimes, je m’improvise gendarme des pécores, je les épouvante…Toujours  on se fait comprendre d’elles, même de loin elles, subodorent nos intentions, elles  répondent à chacune de nos impulsions par un maladroit mouvement de ballot de coton, un vague geste de tangage, par une feinte qui ne réussit jamais.

Toujours elles retomberont sous l’influence de notre ombre…

 On joue avec les pécores, on les effraie avec les chiens joueurs, avec les chiens qui jouent au loup sans en avoir néanmoins ni l’éthos, ni le coup de dent unique.  Et ça marche. Car elles ont l’obéissance électriques, depuis leurs yeux exorbités jusqu’à leur queue tronquée, étrangement disgracieuse et  encombrante (ici les locaux n’en fait rien contrairement aux nomades d’Asie centrale pour lesquels   la grasse queue des moutons est un véritable mets de choix ), elles suivent le mouvement qu’on imprime au troupeau, suivent la courbe ou la ligne bêlante,  elles sont foudroyées par une nécessité qui nous reste invisible,  elles se dépêchent et pourtant elles n’obéissent à personne hormis à l’herbe toujours plus verte de l’étage alpin ( C’est cette herbe verte qui les rend un peu folles, qui les fait bêler en tremblant, feinter et tirer la langue).

 Derrière elles, oublient des grappes d’olives argileuses qui fument la prairie…

On en la garde pour l’été. On ne leur donne rien à manger.

Curieuses, Elles nous fixent de leur yeux d’or pisseux sans qu’on sache ce qu’elles voient, elles nous  entendent arriver à pas de loup, de loin, à pas de loup nous regardent partir, avec étonnement, nonchalantes, la pense gonflée,  elles sont des cornemuses qui ne soufflent mot.  Elles cohabitent avec le bouc malodorant qui, arborant les cornes du dieu Pan, les engrosse sans modération.

Elles sont des cornemuses qui soufflent toujours la même note, quand une des leurs est enlevée pour l’agnelage. En chœur elles la rappellent alors, elles sont des cornemuses qui soufflent toujours la même note ni trop grave ni trop aigue, elles tremblent en tirant la langue en direction de leurs consoeurs kidnappées par le proprio.

Elles se livrent totalement quand on les tacle  pour leur plus grand bien (plus précisément,  il faut les saisir par une patte arrière avant de leur faire perdre l’équilibre, explique Javotte, une sorte de prise de judo), confortablement assises sur leur derrière rembourré, elle joignent alors leur pattes avant en un mouvement de prière, les yeux légèrement  tournées vers le ciel, confiantes elles se laissent tailler la corne, laisse qu’on enduise de miel leurs plaies matinales, comme le fait Javotte,  laissent qu’on soigne leur piétin avec des piqûres comme le fait Bernard.

Elles sont à la fois paisibles et inquiètes, et cela me trouble.

Elles sont un souci qui occupe tout un été le berger et la bergère, Javotte et Vincent à l’alpage de la cabane Combeau, un souci qui s’étire à nouveau entre les mélézins. Car elles continuent à tirer la langue en bêlant après l’herbe  toujours plus verte des sommets qu’elles ne pourront atteindre.