Mont blanc
15 août 2020
Je l’ai longtemps cherché le Mont, m’attendant sans cesse à le voir
surgir au-dessus des montagnes subalternes, crevant un lointain plafond de
nuages de l’idée fixe et triomphante de son sommet, tel le clou du spectacle
pour lequel j’avais déjà trop consommé de couteux carburants. Le pôle invisible
autour duquel s’organise le Theatrum Sabaudiae et ses différentes scènes, ses
villes et campagnes, ses alpages pénétrés de cette lumière dorée et volatile,
l’Indicible qui attend nos mots et nos émotions, les attirant jalousement à lui,
ne venait pas. Le monstre qui fait le gros dos dans l’arrière-fond des cartes
postales était définitivement peu pressé de se manifester. Il piétinait tel un
vieux taureau d’orgueil au cœur du troupeau meuglant des montagnes savoyardes,
dans un lointain sombre et dense, italien peut-être, auquel je n’aurais peut-être
jamais accès. Et, si j’ai cru à plusieurs reprises enfin l’apercevoir, je fus régulièrement démenti par les cartes que je me devais, par
simple honnêteté, de consulter par la suite -afin de mettre à l’épreuve des
intuitions que je savais primesautières. Ne l’ayant aperçu ni de la Cluse, ni
de Samoëns, ni même depuis les crêtes qui s’étagent ou se prolongent, d’est en
ouest ou du nord au sud, au-dessus de
Morzine, je devais bientôt me faire à l’idée que sa carrure de géant ne l’en rendrait pas moins invisible, sur un
territoire où les rivaux se pressent et compressent dans des élans titanesques que souligne la dangereuse marche
, au-dessus des déserts de pergélisol, entre aiguilles et dents aiguisées par les
alternances du gel et du feu, du soleil italien.
Peut-être que le Mont n’était qu’un
mythe, une exagération des hommes des villes, ou une pure invention de l’industrie
du regard. Peut-être qu’il n’existait pas, pas tel que je l’avais imaginé du
moins. Et je me félicitai que cette déception entretenue au fil des jours ne
m’ait pas incité à entreprendre le voyage littéral qui m’aurait mené, mais en
apparence seulement, vers Lui. Car en me
précipitant en droite ligne vers le Mont j’aurais certainement manqué le Mont,
qui n’est en effet que de son surgissement impromptu (qui ne surgit que dans le
lointain, que depuis le lointain, qu’à condition qu’on garde ses distances donc),
substituant alors à la révélation sur laquelle on n’a aucune prise hormis par l’
endurante patience, la certitude à la fois artificielle et terriblement littérale
du touriste qui voudrait toucher des mythes. Il fallait que le hasard et ses
dons inattendus qui remettent régulièrement à plat les diverses situations en
ce monde, ne s’en mêle, ainsi que la géométrie des montagnes, avec ses
hiérarchies qui parfois se renversent offrant au regard des trouées et perspectives tenant à la fois
du miracle et de l’explication.
Ainsi un soir, en retournant, par
la douce route des col, à Morzine depuis Samoens, se dresse soudain à ma gauche un massif aussi
immense qu’inconnu, qui m’intimide par des prolongement inattendus tant vers le
Nord-est que le sud-ouest, qui prend véritablement ses aises dans l’espace
dilaté ; un massif que je reconnais
tout à coup au seul fait qu’il se « révèle » -c’est-à-dire qu’il se déroule en palpitant étrangement sous
mon regard tel une magnifique cathédrale italienne, transparente et inconnue. Le Mont n’apparaît pas en
effet en tant que partie de l’espace, mais comme le centre ou la matrice de ce même espace, exploré un peu vainement
depuis plusieurs semaines sans que j’en connaisse l’organisation véritable la nécessaire
pierre angulaire.
La raison suffisante.
Voilà le cœur même, voilà donc le
mécanisme central du Théâtre de Savoie, par lequel peut-être tout s’explique de
Chambéry jusqu’ à Abondance et des sources de l’Isère à l’Albanais.
Voilà que s’ouvre le triptyque de
la réalité blanche, fantomatique, pâlissant dans le lointain italien, qui brille
et étincelle, qui est fait d’une paradoxale braise de glace, je n’imaginais pas
si incommensurable dans ses habits d’or et d’argent. Un immense glacier dans lequel seraient en
outre enfermées dans les glaces éternelles tant de choses anciennes… tant de
trésors et d’évènements de l’histoire de Savoie et de France prise dans les glaces du
Mont, tant de choses du passé enfermés,
conservés dans ses masses, tant de sacres, guerres et révolutions congelés dans
sa robe de glace qui en ce moment n’est que draperie d’argent et d’or, en transparence lointaine, intemporelle… je
crois voir.
Mécanisme central du Théâtre et
non plus décor.
Réalité au escaliers de roche et
de nuage qui se signale avec une telle clarté depuis ce lointain aux marges de
l’Italie que je sais immédiatement que je n’aurais pas besoin de toucher du
bout des doigts, de la main ou du pied, ces rochers et ces glaces éternelles, pour être assuré de leur existence d’or et d’argent.
Et c’est ainsi dans la vision de
cet intouchable vers lequel je n’avais plus à voyager, que fut bouclé,
provisoirement du moins, cette exploration impromptue du surprenant Théâtre de
Savoie.
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