Chartreuse
Sa conscience Grenoble la tire des ses montagnes. Etrangement, cette ville-laboratoire prend
appui sur un quasi désert, le massif de
la Chartreuse. Les flancs de la Chartreuse, en particulier le flanc oriental
qui suit la vallée du Grésivaudan, la grande plaine agricole alimentant la
ville en fruits et légumes, sont comme des murs qui cachent un territoire
invisible aux yeux de chair ; sa forme générale et celle d’un vaisseau
dont l’avant, la pointe, serait orienté vers
le sud. Cette pointe c’est la Bastille, un ancien fort militaire auquel
mène le célèbre téléphérique, cet ascenseur oblique, pour les touristes et fainéants ; le téléphérique de Grenoble,
trois bulles de plastique et de métal, souligne
à lui seul ce qui est peut-être le
désir de la ville : coloniser les hauteurs, transformer la montagne
en immeuble, créer la ville-montagne.
La ville tente de devenir verticale sur des pentes où
l’habitat est pourtant quasiment impossible à stabiliser, elle essaie de
grimper avant de laisser définitivement la place au rocher et aux forêts ;
cette dernière poussée de la ville ce sont les quartiers « chics » de
Grenoble, car ici la hauteur géographique est signe de noblesse. Grenoble s’accroche aux montagnes, monte, se
hisse noblement, à Corenc, St-Martin-le-Vinoux, et puis s’arrête ;
commence la Chartreuse qui marque aussi la limite définitive de la ville.
Grenoble tient à ce son rocher sacré qui
en son intérieur cache un trésor : le silence.
Le rocher s’ouvre
Depuis Grenoble il y a deux manières d’entrer en Chartreuse,
par la route. On peut prendre la route de Corenc le long du mont Rachais,
jusqu’au Sappey-en-Chartreuse : on glisse alors dans la Chartreuse. On
peut aussi y parvenir depuis le flanc occidental et Voreppe. C’est la route que
j’ai prise en novembre dernier, quand le froid et la neige ont commencé, sans prévenir.
De ce côté les deux
principales vallées du massif, orientées nord-sud, descendent vers la ville. On a une vision saisissante de cette montagne qui
s’ouvre, depuis le centre même de Grenoble : on peut en effet apercevoir
par un jour de soleil, depuis la place Victor Hugo par exemple, quand on
regarde en direction du Nord et de la de Bastille, les dernières maisons aux
toits rouges, marrons foncés, beiges, de saint Martin-le-Vinoux, calmement
monter dans des prairies en pente qui donnent le vertige. Le haut envahit le
bas.
Monter en Chartreuse, c’est comme gravir les différents
degrés d’une très régulière échelle du silence. Ces étapes sont d’ailleurs
soulignées par des modifications dans le monde végétal : ce sont d’abord
des prairies à l’herbe grasse où paissent les vaches, des vergers de pommiers,
et des forêts de chênes, puis après un resserrement entre le rocher de Chalves
et la Néron, on pénètre dans un paysage de moyenne montagne, plus pauvre,
toujours dans la longue vallée occidentale du massif : deuxième étage, les
bruits de Grenoble et ses nuages de fumée ne sont déjà qu’un souvenir. A
Saint-Laurent-du-Pont, on est entouré de montagnes couvertes d’épicéas
qui dominent un territoire de bocage. On peut alors se préparer à monter au
troisième étage. C'est-à-dire à monter dans le désert.
Le désert
Le mot désert désigne
plus la qualité spirituelle d’un paysage, vide, silencieux cosmique, que sa
nature physique ; il y a, du Nord ou Sud, des déserts de roches, de sable,
de forêts, d’eau, de glace. Ici il s’agit d’un désert de calcaire et de
résineux, d’un désert de neige car les
premiers flocons sont arrivés, d’un désert d’une très grande richesse, car la
Chartreuse concentre la majeure partie des espèces de plantes alpines mais
aussi d’autres plantes très rares comme la vulnéraire millepertuis, et une
quarantaine d’orchidées qui seront malheureusement invisibles en ce mois de
novembre.
Ce n’est sans doute
pas un hasard que Bruno de Cologne, cet homme du Nord poussé par un impératif
de contemplation,
« fondateur » de l’ordre des Chartreux, ait été arrêté par ce
silence, et ait élu ce paysage comme lieu de halte pour lui et ses six
compagnons, symbolisés par six étoiles sur le sceau des Chartreux. Le monastère
de la grande Chartreuse, la maison mère de l’ordre, perdue dans le fond d’une
vallée très boisée semble prise dans une impasse. Hors du monde. Mais c’est en
fait là que silence se concentre et se cristallise pour ensuite refluer,
amplifié dans tout l’espace d’un massif complexe, dans ses différente étages,
compartiments, sommets, enchevêtrement d’escaliers, gorges, forêts et falaises.
Sorti de la vallée occidentale
Les routes sont difficiles en Chartreuse.
Le vaisseau présente un relief tourmenté, compartimenté, où l’on ne peut
se laisser guider par des rivières devenues souterraines. Il faut alors se
guider grâce aux hauteurs, avec les sommets de Chamechaude ou du
Charmant-Som ; les hauts sommets permettent de perdre conscience d’un
espace global, ils rassurent et orientent le promeneur.
La route tourne, descend, semble plonger dans des grottes,
des enfers noirs et humides, pour ensuite remonter vers le pâle soleil
hivernal. Sur le retour, entre les
grandes barres rocheuses et la route qui mène de Saint-Pierre-en-Chartreuse à
Saint-Laurent-du-Pont, il y a des rochers de calcaire qui ne cessent de se
métamorphoser, tandis que la forêt omniprésente, en symbiose avec ces falaises
aux formes toujours changeantes, me donne par moment l’impression d’être sur
une lointaine île sauvage. En hiver, ce paysage d’encre et de blancheur, qui
reflètent les clairs obscurs de l’âme humaine, a la pureté d’une peinture chinoise,
orientale, tandis que la Grande Chartreuse continue au milieu des forêts à
organiser le silence.
« La terre tourne mais la croix reste », c’est la
devise de l’ordre de Chartreux. La Chartreuse tourne le dos à Grenoble tout en
lui servant de point d’appui. Grenoble s’accroit, continue sa lutte avec l’eau
et la roche, avec l’infiniment grand et l’infiniment petit, mais si elle peut
le faire s’est sans doute parce qu’elle
est accrochée à un rocher qui reste, comme la croix, un rocher qui est son
envers creux et silencieux, à la fois son Nord et son Orient massif, la
Chartreuse.
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