Autour de l’omphalos glaciaire
Il y a différentes manières
d’entrer dans l’eau d’un lac.
Autant de manières que de
personnes, chacun ayant ses propres formes d’hésitation devant l’inconnu. La
mienne, je la connais bien, n’est qu’une suite de questions dont la réponse ne
peut être que physique, ne peut être que geste de fuite ou d’abandon à l’eau,
après la victoire sur ce sentiment du froid qui nous inonde à l’immersion,
ainsi que sur certaines appréhensions liées, je crois, au fait que nous sommes
des animaux optiques.
Les yeux, même fermés, sont à l’avant-garde du
corps.
Qu’y a-t-il au fond du lac qui
tant exorbite mes yeux et remue mes émotions ? Qu’est-ce que je viens
chercher ici, dans l’opaque, le vaseux, le brouillé, le déchiqueté par le
temps, dans le puits sans fond d’une éternité qui stagne ?
S’il s’agit d’un lac artificiel, un plan d’eau
par exemple, la question ne se pose pas
vraiment car ce genre d’étendue est à peu près vide de remous, vide de
questions et de réponses, mais si le lac est antique, s’il est glaciaire, si
c’est, au-dessus des pelouses alpines, un de ces cratères de vie formés par le front et les
hanches des glaces éternelles, creusés par des pieds et des doigts de
gel ? s’il y au fond du lac un terrible
bruit silencieux qui accompagne cette lie minérale, ce marc vaseux des débuts
dans lequel personne ne saurait lire et qui
fait comme un omphalos où le temps s’enracine, alors des questions sont
également posées qui mettent le corps et l’esprit en émoi.
Cela attire et fait peur, tout à la fois, cet
omphalos glaciaire du lac, cette frontière.
Je viens chercher ce sentiment de
la frontière entre le temps et l’hors du temps, entre le pénétré et
l’impénétrable.
Je veux graviter incognito autour, ou à l’aplomb,
d’une origine muette de roche et de glace.
Je veux léviter dans un entre-deux où le blanc
de la lumière pénètre légèrement, où il infuse en surface le cristal sombre des
eaux.
Mais je ne suis pas encore entré
dans l’eau, et le plongeon est difficile.
A un ou deux mètres de la rive, alors que je
suis déjà à moitié immergé dans l’onde, j’hésite encore entre l’air et l’eau,
entre deux mondes en fait ; un presque rien, un voile aux ondulations huileuses
me sépare des tritons et de la vase, des galets lisses et ronds qui pavent ce
lac inconnu de la vallée du Valgaudemar dans les Ecrins.
Je m’installerais presque dans le confort de
cette frontière ; les flammes de l’air me retiennent, pourlèchent une chair
blanchie (blanche comme les chicons) par l’ombre portée des habits lors des
longs mois d’hiver. Il y a dans l’air des ventouses qui vous retiennent, qui
ont quelque chose à voir avec la chaleur de juillet et ces rayons du soleil qui
vous emberlificotent. Ce n’est pas que l’eau est froide, c’est une simple
question de contraste simultané entre deux mondes, celui de l’air et de l’eau…
Parfois j’espère quelque chose, comme un réchauffement soudain de l’onde. C’est
scandaleux ce froid ! C’est une violente inondation de la sensibilité par
d’antiques et anonymes forces minérales, par une avalanche inhumaine de glaces
remémorées. Pourquoi donc s’emplir de ces souvenirs des glaciers d’antan,
pourquoi se livrer à ce temps qui n’est plus, qui gît à l’omphalos du
lac ?
Et puis on plonge.
Et puis on appartient à l’eau réchauffée par
notre présence, il n’y a plus de questions, notre corps est bientôt aussi
translucide et léger qu’une méduse, la chaleur n’est plus extérieure, elle est
en nous et nous sommes à l’intérieur de l’eau, tout est à nouveau intérieur, sans
obstacles, ça glisse comme une feuille entre deux feuilles, entre le même et le
même. L’origine coule en nous et nous fendons insensiblement son volume de silence et d’obscurité.
Être une truite.
En bas le vert omphalos du lac
veille sur notre corps qui fraie.
Quel est l’épaisseur d’un corps dans le vide,
dans l’eau, dans le vide de l’eau ?
A peine celui d’une feuille, d’un alevin, d’une lame de couteau.
La question de l’épaisseur, ou du
poids, ne se pose plus vraiment.
On repose sur un confortable
matelas d’ombre et de vide, il y a des éclairages fantastiques qui attirent nos
yeux exorbités, le marc est troublé parfois par le cordon de lumière qui le
dérange et l’on croit voir agir l’omphalos dans une spirale de lumière et
d’ombre, à la frontière du végétal, du minéral. Ce n’est pas vraiment de
l’apesanteur, mais cela y ressemble. Il y a dans tout cela une souplesse
inédite, une souplesse retrouvée ainsi qu’une absence d’obstacles qui ramènent
aux jeux exploratoires de l’enfance.
Revenir aux sources.
Être une truite.
Comme c’est étrange de mimer les poissons, de
répéter le geste ancien de la nageoire qui bat, qui secoue le silence en
cadence, mais cette fois avec des bras et des jambes, avec deux bras et deux
jambes momentanément soudés, solidaires mais fondamentalement autonomes, en
lieu de ces simples nageoire si bien adaptées, comme les pétales le sont à
l’air, à la physique de l’eau, à ce mélange de pression et souplesse
ondulatoire qui n’appartient qu’ à l’eau.
L’homme avance parfois en se débattant comme
un fou, baratant l’eau des origines, et c’est le crawl, ou bien il se fait, à
la manière de la grenouille ou du noble crapaud, brasseur d’onde… les bras font
un long geste aérodynamique de prière, yoguique, puis s’ouvre telle une grande bouche
qui voudrait embrasser le vide de l’eau, gober sa lie glaciaire…. ainsi va le
brassage qui fait avancer dans l’eau indifférente, qui fait avancer mais d’une
manière différente qu’à l’air libre.
La perception des distances n’est en effet pas
la même quand on est au sec et ou dans l’eau, il n’y pas de lieu sur l’eau, pas
de de carte, ce qu’il reste d’espace se réfugie le long des rives, c’est une
écume d’espace et une sèche lumière sur la rive si mince dont on se souvient.
Tant que je nage je n’avance pas vraiment, je ne fais que graviter autour d’une
espèce d’omphalos de ténèbres lové au fond du lac, je suis à l’aplomb d’un centre, d’une roue
invisible dans sa trouée de vase et de boue.
Vu de l’intérieur je n’avance pas
vraiment, mais de l’extérieur, pour quelqu’un qui m’observerait depuis la rive,
je ressemblerais sans doute à une loutre, ou un castor, pressé de rejoindre le
sec, j’appartiendrais toujours à cet espace extérieur fait de déplacements et
d’obstacles, de désirs clairement observables par les autres.
J’avance insensiblement en
direction de l’autre rive, je suis brasseur
d’air et d’eau, je me souviens des gestes premiers, je bois des tasses
où se précipitent une lumière crue, j’ouvre et referme l’espace, je gobe le
vide et le recrache en cadence, je brasse du vide jusqu’à arriver, comme par
accident, comme par magie, à l’autre rive, et puis je recommence dans le sens
inverse.
J’appartiens en cadence à l’air ou à l’eau.
Cela fait du bien au corps. Entre
l’eau et le ventre une grande intimité, une grande complicité millénaire.
La baignade est une activité
profonde, souvent je l’oublie. Je crois appartenir définitivement au sec,
mais au bout de quelques mois ou
semaines, quelque chose me manque. Alors
je replonge.
Le problème est que chaque fois il faut
recommencer depuis le début. Les mêmes questions seront posées tout comme
seront répétés les mêmes gestes, ces gestes qui mènent au-dessus et autour
de de vert l’omphalos de glace, aussi
ancien et vénérable que le pergélisol.
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