Un silex pointé
vers le Nord
Comme un silex pointé vers le Nord avec ses
biseaux longitudinaux, ses tranchants émoussés et ses éclats manquants emportés
par les eaux, le Vercors présente chaque jour, à l'est, de longues indentations
de pierre qui vues depuis Grenoble balafrent le paysage : un corridor de
falaises sur lequel les vents se font les griffes.
Et pourtant le Vercors ne surgit pas.
Le Vercors
ne surgit pas, ce n’est pas un massif surgissant, le jour on y attable son
regard pour apercevoir les prémisses de son plateau où commence un pays
exhaussé, une nation presque, qui s’étale à l’est jusqu’au rebord de ces
falaises, s’arrête à hauteur de nuages, tandis que vers l’ouest, de ressaut en
ressaut, il descend lentement vers la plaine du Rhône et l’Occident qui
submerge son tranchant. On suit son exhaussement et son déclin. Il monte et
décline tout à la fois et le soir on y voit disparaître le soleil.
Il devient alors un entablement pour le
crépuscule et ses grottes, galeries, gorges, boivent les rayons du soleil du
sud jusqu’à un étanchement de nuit noire. Il aspire et rend. Il est une outre
percée d’où fuient les ruisseaux et les rivières qui tout en élargissant son assise
creusent et trouent irrémédiablement sa coque ensablée. Il s’étale après avoir
surgi, mordant sur les plaines et prairies d’herbe grasse où pousse le noyer.
Il fuit et se perd.
Où commence le Vercors ? A Sassenage ? Clelles ?
Vif ? par la silhouette hivernale du Moucherotte, ce nœud de pierre veiné
de gel aux bourrelets en suspense dans la brume ? ou par un sec crépuscule en
bord de route, vers Voiron, dans la fumée des camions et le feux-follets des
phares ?
Le Vercors
commence par le chemin qui y mène, quel que soit le point de départ, par la
pénombre d’une chambre au petit matin et la descente d’un lit quand on sort de
la nuit et pose ses pieds sur le carreau vibrant. Il commence quand on va vers
lui, pas à pas, réellement, et qu’on sent qu’il prend forme sous nos pieds
comme un grand morceau de silex à la pointe tournée vers le Nord. Cela commence
par un frottement, une étincelle, par un effort en train de se déployer et un
souffle qui se cherche au-dessus des forêts...
Un corps prend forme sous nos pas.
Car c’est un corps que l’on cherche quand on va
vers la montagne, c’est-à-dire une convergence de forces à l’intérieur d’une
limite, jusqu’aux sommets où toutes les tensions s’annulent. Un corps par
lequel vibre le silence et auquel nos propres membres se mettent peu à
l’unisson mimant peut-être, dans l’ascension, l’effort primitif qui a produit
il y a des millénaires un surgissement suivi de l’équilibrage des masses
invoquées. Le Vercors commence quand on trouve son corps et aussi notre propre corps,
un corps-silex rendu à sa tranchante préhistoire.
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