Les ombres dansantes des Dolomites
Théâtres urbains
Je ne connaissais, jusqu’à mon voyage dans les Dolomites, qu’une Italie
de plaine, d’humidité, d’art et de ferments, Italie padane, vénitienne,
toscane, celle du Po qui est comme un Nil autour duquel se presse la vie. De
Milan j’ai souvent vu les montagnes, lointaines, grises et bleues, chinoises,
qui me rappelaient les arrière-fonds des tableaux de Da Vinci. Parce que
L’Italie était pour moi ce qu’il y avait devant les montagnes, ce qui
commençait au pied de ces Alpes qui tracent une limite avec l’Europe
« lourde », suisse, française, germaine. Elles étaient l’arrière fond
d’une grande scène de théâtre qui s’arrêtait devant la mer. A Gênes la perspective s’inversait, à 180 degrés,
j’oubliais les montagnes qui étaient maintenant dans mon dos et un autre
théâtre, romain, antique, intemporel, celui de la mer, commençait.
Il ne me venait pas à l’esprit qu’en allant
vers les montagnes je pouvais aller vers une source, vers une autre mer, celle
des origines.
L’humide et le sec
Un samedi matin, je suis ramené de la gare de Trento par Fabrizio, vers
les Dolomites. Ponte Arche, Tione, je vois encore les vignes grimpantes qui donnent leur
rythme, à flanc de coteau, aux paysages du Trentino. Avec les vignes c’est
comme si la mer Méditerranée remontait vers les montagnes. Neptune prolongé par
Bacchus.
Et puis vient le « sec », le dur, la
terre mis à nue. Carizone, Pinzolo, des « z » robustes. La main de
l’homme se retire pour partie des prairies alpines laissant pousser les plantes
et croître les forêts, et je ressens la liberté des alpages qui est ce monde
primitif, de l’enfance, où on est rendu à soi-même, à son souffle profond, à sa
pensée. Dans la Val Rendena la pierre sèche, solaire, remplace le marbre de
Trente, les collines et la terre qui fermente ; le vin ne monte pas si
haut remplacé par un surcroit d’oxygène qui fonctionne lui-même comme un
alcool. Il n’y plus de vin à attendre comme dans les méandres des basses
vallées, mais seulement à se laisser guider par l’instinct, par cette énergie
personnelle qui est celle de l’homme rendu un son paysage primitif ; un
paysage où il retrouve, ses mots et ses gestes, ses jambes et ses mains. Chacun
doit ressentir dans l’Adamello cette énergie qui prend le corps, comme si tout
à coup on remettait les pieds sur terre, à plus de mille mètres d’altitude.
L’eau qui dans les plaines, se répand et se
mêle à tout, ne disparaît pas mais au contraire prend son élan et se concentre
en ruisseaux et rivières, qui résonnent dans les vallées, révélant l’espace et
les distances.
Ainsi, j’écoute l’eau en
compagnie de Fabrizio et Mariapia, à la terrasse d’un café de Pinzolo.
Et les vagues des Dolomites sont là à droite.
Sèches mais ruisselante d’une lumières découpée en carrés, triangles, polygones
encastrées les unes dans les autres jusqu’aux sommets érodés qui sont comme les
éminences d’un désert lunaire,
Couleurs
Ombre et feu. Dans cette prairie alpine, à
flanc de montagnes les couleurs oscillent entre deux pôles. Un pôle d’ombre
comprenant le vert sombre des forêts de pins cembro, sapins blancs, frênes, et
plus largement la gamme opaque des couleurs de l’ubac, cette face maudite de
chaque montagne. C’est sans doute le territoire sauvage de l’ours timide, qui accomplit
ses périples dans son monde chlorophyllien de buissons, sévères sapinières,
arbres à baies, carcasses délaissées et cavernes ; c’est le monde du
premier des chasseurs, à l’épaisse fourrure d’ombre, qui de son museau primitif
fouille dans le vert acide et le marron odorant.
A l’adret domine le pôle du feu, quand rien ne vient filtrer les
couleurs vives des montagnes, qu’aucun théâtre urbain ni nuages de fumée
intempestive les repousse, par un fol dédain, en arrière plan. Alors la couleur,
comme dans les tableaux de Segantini, à
des écailles de feu ; elle pétille, vibre, impose sa force. Elle est un
serpent à plusieurs têtes. Elle est la matière libre. Dans le Val Membrone elle
monte le long du granit comme une main beige, grise, émeraude, avant d’être
touchée par l’oxygène des sommets, et s’évaporer en bleu caeruleum; plus
bas elle fait aussi des torsades végétales qui parfois s’immiscent entre deux
compressions de granit. Au-dessus de Campiglio, où les lourds chalets en
entonnoir sont lestés de fleurs, les sapinières font des fourrures sur les
pentes abruptes qui mènent à la cascade de Valesinnella. Là le bleu azurin des cascades est si véloce qu’on croit ne pas
le voir.
Val Membrone. Les pôles d’ombre
et de lumière alternent. Les couleurs circulent comme le ce sable qui apporte
de la turquoise aux rivières. Dans le pôle d’ombre bougent les points violets
des myrtilles, ces baies qu’on ne voit d’abord pas, puis qu’on aperçoit tout à
coup, jusqu’à ne voir plus qu’elles. Et puis c’est de nouveau le feu, la
prairie où tourne la roue du temps, le museau chaud et brillant des vaches du
val Rendena fouillant l’herbe à chardon, autour d’une de ces malga qui
appartenaient à la noblesse paysanne. Plus haut des lacs se succèdent ; le
plus grand et plus lointain est d’un bleu profond et opaque à la fois. Tandis
que le plus petit est une goutte transparente roulé au bas du mont qui s’y
reflète de manière directe et abrupte ; je le regarde longtemps avec
Fabrizio, car y apparaissent des ronds concentriques révélant la respiration
ténue des poissons. Nous respirons. Sur la route blanche du retour, couleur
talc, plâtre -le soleil prépare sa retraite- je trouve des cailloux mouchetées,
points noirs sur blanc, comme si le jeu des couleurs continuait dans le microcosme,
tandis qu’en bas le paysage tout entier connaît son ombre saturnienne, et que
le ciel devient bleu de prusse.
Au loin toutes les couleurs vues pendant le
jour, se rejoignent au pied des Dolomites du Brenta, puis remontent et se
nouent en faisceaux, pétrifiées, à la verticale des falaises sans failles.
Lune et marée
A Madonna di Campiglio je sors tous les matins relativement tôt ;
en contrebas le lac s’étire et dans les chalets silencieux on commence à
murmurer en turinois, milanais ou brescian ; je crois un bref instant être
encore en ville, la ville habituelle, redondante et argentée, à la recherche
d’une occupation qui s’achète, mais je suis à nouveau rappelé par les Dolomites
que j’entrevois entre les sapins comme de réelles présences. Car il se passe
des choses là-haut, dans les tours, les escaliers, sur les façades lisses et
écaillées, sur les plateaux lunaires. Rose et fraiches le matin, les Dolomites
jaunissent à midi, verdissent l’après-midi comme envahie depuis leur base par
les couleurs irradiant des cônes des sapins ; tandis que le soir elles
prennent des teintes indigo striées d’un rouge vif. Tout au long de la journée
elles s’imbibent de lumière comme des éponges sous-marines, et irradient comme
les coraux qu’elles furent.
Il y a-t-il une obscurité dolomitienne ? Donnent-elles de l’ombre
comme les autres montagnes, de grès, schiste, granit ?J’en ai douté cet
été, car les monts pâles ne reportent par leur masse obombrée sur la nature
prisonnière de ces grands murs poreux, de calcaire et magnésium. Elles restent
à distance à l’image de la Lune dont l’omniprésence est toujours teintée de
discrétion. Elle est la lointaine, la soyeuse, la froide. Elles sont les
lointaines, les froides, les soyeuses. Leur plastique est claire, parfaite, et
mouvante toute à la fois.
Rétrospectivement je me souviens des montagnes des Hautes Alpes ou de
l’Isère en France en France, et des hivers mélancoliques. L’ombre des montagnes
est lourde, impitoyable, car il s’y mêle de la pierre et de l’inerte ;
c’est l’heure où la montagne broie passivement, dans son ombre saturnienne, ce
qu’elle avait alors jusqu’à alors passivement dominé.
Mais là c’est l’été et le Dolomites la nuit
continuent à briller sous la lune, et reviennent comme une marée au matin,
ramené par l’Orient qui les illumine. J’aperçois des monts transparent,
translucides, et en allant de Madonna di Campiglio à Pinzolo, par la route en lacets, je vois apparaître à intervalles
réguliers, mais de manière furtive, leur chair palpitante qui ne sauraient
produire de l’ombre.
Le facteur cheval et les
Dolomites
Qu’est-ce que je vois, qu’est-ce que j’ai vu
en regardant les Dolomites ? Des Merlettes, aiguilles, pinacles, tours,
arc boutants, ogives, et puis des campaniles, des dômes, et des tours, mais aussi
des coraux, éponges et coquillages, mille choses entremêlées et sédimentées,
que j’aurais pu aussi apercevoir sur les façades du palais de facteur Cheval, à
Hauterives. Rétrospectivement je pense
au Palais des rêves et au facteur
Cheval, cet artiste héroïque qui a passé sa vie à construire, pierre après
pierre, son Temple de la nature (ensuite renommé Palais des rêves), dans la Drôme des
collines, en France. Sans doute que le fait même de vivre près des contreforts
des Alpes aura inspiré notre homme, car
son palais est une accumulation archéo-géologique, à la manière du
temple d’Angkor ou des temples hindouistes de L’Inde. Le végétal y côtoie le
minéral, et la sédimentation des styles en fait presque une œuvre naturelle,
naïve et sacrée tout à la fois. Il en est de même des Dolomites qui auraient
confirmé s’ils les avaient vues, l’intuition initiale du facteur buttant sur un
merveilleux caillou des chemins drômois, à savoir qu’il n’y a jamais rien de
forcé dans la magie d’une forme minérale, qu’elles portent seulement le
souvenir d’époques antédiluviennes qui étaient forcément
« géniales ».
Et qu’elles sont de l’inconscient pétrifié
auraient ajouté les surréalistes parisiens, grands admirateurs du facteur.
.
Forteresse Bastiani et walzer
Le soir, sous la lumière de la lune, je vois
aussi dans les Dolomites une forteresse imaginaire, entre deux mondes, la
forteresse Bastiani du Désert des Tartares de Dino Buzzati. J’imagine les
hordes Cimbres, Lombardes, Bavaroises qui ont toutes vu se dresser devant elles
les monts pâles, éclairés par la lumière d’Orient, avant s’engouffrer dans
l’édifice qui leur cachaient le théâtre de la mer, celui de Gênes, Venise, ou Ravenne ; la plupart
passèrent par la Val Rendena, au pied du massif du Brenta. Elles étaient un
dernier reste de lune avant le grand soleil. Ils étaient les Tartares, dont les
derniers avatars furent sans doute les soldats austro-hongrois de 1915, venus
livrés une guerre blanche, lunaire, dans les déserts des sommets.
Dans un stube de Campiglio, à la
nuit tombée, près des Dolomites couleur indigo, j’ai le sentiment d’être dans
une Autriche-Hongrie italienne, et je me mets à divaguer, avec l’aide de
la bière autrichienne: « Puis la forteresse a été intégré à l’Empire
de l’Est, et les Mont pâles ont relié la péninsule italienne à
l’ « Océan intérieur », qui s’étendait de la Lorraine à la
Vojvodine et la Galice, et que dominait jadis les Habsbourg de Vienne. L’un des
cœurs politiques et militaires de l’Europe se trouvait alors dans les
montagnes, et le Trentin en faisait partie, avec les Sudètes ou la
Transylvanie. Montagnes des pays tchèques et slovaques, alpes italiennes,
Carpates, l’Empire des Habsbourg a perdu
une à une ces tentacules qui lui permettaient, à partir de Vienne de rayonner
sur l’Europe. L’Empire a eu une sa dernière reine lunaire avec Sissi, puis il
s’est désintégré sur un air de walzer, une marche de Radetzky que l’on peut
encore entendre au moment du carnaval habsbourgeois, fin juillet, à Madonna di
Campiglio. »
Il est resté quelque chose des danses
viennoises faites d’harmonie, de faste et de stabilité, dans le spectacle des
Dolomites du Brenta et à Madonna di Campiglio.
Il est sans doute aussi resté
quelque chose des Dolomites dans les contes métaphysiques et lunaires de
Buzzati, et dans l’idée de la forteresse Bastiani.
Le regard du passeur
Beaucoup de gens sont passés par les Dolomites
du Brenta, des plus anonymes bergers aux plus célèbres artistes, alpinistes,
prosateurs. Beaucoup d’habitants de la Val Rendena ont du aussi partir, passer
rivières et montagnes. Il leur fallait à tous un passeur, un St Christophe.
St Christophe est un géant
chananéen passé par la Lycie, dans l’actuelle Asie Mineure, au troisième
siècle ; il est parfois représenté avec une tête de chien, comme le dieu
Anubis protecteur des morts et passeur, lui aussi. Mais contrairement au dieu à
tête de chacal il est large d’épaule, massif. C’est un montagnard. Il est peint
sur les façades des églises de la Val Rendena - à Pinzolo notamment, où
Giuseppe Ciaghi décode pour moi les fresques intérieures et extérieures de
l’ancienne église du village- et ses pieds touchent le sol d’où lui vient sa
force, tel le géant Antée. Son regard est empreint d’une farouche
bienveillance, c’est un talisman qui devait toucher les passants à quelques
centaines de mètres, comme l’œil Oudjat de l’Egypte ancienne. Car plus qu’à sa
carrure, les gens d’alors devaient penser à son regard. Depuis les hauteurs on
devait aller vers les yeux du géant, vers ce regard hiératique qui avertit et
protège tout à la fois, comme on allait dans Puy de Dôme ou à Clermont Ferrand,
dans le massif central, vers celui des Statuettes romanes.
Je vais devoir passer de nouveau
à mon tour sur la route qui mène au théâtre des villes ; ainsi je pourrais
croiser à deux reprises, sur les façades peintes par les Baschenis, le regard
du géant passeur.
Malghe
Dernier jour. Avec Matteo nous sommes remontés
vers le fond de la Val di Genova. Les fonds de vallées alpines rendent
l’ambiance d’un désert biblique. L’angoisse qu’on peut y éprouver est
contre balancé par une sorte d’ivresse, celles origines, quand le son des
cloches qui pendent au cou des vaches approfondit le silence. Solitude,
pauvreté, soleil, un alliage rare. Au moyen âge les possesseurs des précieuses
malga devaient être impitoyables les uns envers les autres, comme les bergers
de l’ancien testament, emmenant tout à la fois leur tribu et leur bêtes
derrière eux. Sans doute que ces vallées abritent encore de nos jours de vieux
bergers qui en sont la mémoire et prophétisent dans leur solitude relative.
Les contrastes entre les pôles d’ombre et de
lumière y sont saisissants, d’un côté il y a les chardons et les campanules, de
l’autre l’achillée alpine et la prêle (coda cavallina). Nous traversons un pont
de bois. L’eau fonce vers le bas et nous courons, sur le versant sombre, vers
Pinzolo et les Dolomites du Brenta.
Puissance de la carte postale
Il y a encore quelque chose de physique dans une carte postale, et donc
de magique.
J’ai envoyé une vue des Dolomites
à un ami et lui ai demandé par la suite, par curiosité ce qu’il voyait. Il m’a
répondu qu’il voyait un monde disparu, qui lançaient encore des signes,
imperceptibles, qui le rapprochaient des Dolomites et de son secret ;
parce que la carte postale avait été envoyée de « là-bas ». Comme si
les Mont pâles avaient transmis quelque chose de leur puissance, à la carte
postale, agissant toujours à l’heure actuelle dans un tiroir, sur une étagère,
peut être dans la lumière, d’une maison du Gard ; loin du théâtre des
villes.
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