Le pré-printemps
Mes pieds tassent à chaque pas
une terre argileuse qui se réveille à peine. Le réveil sera rouge, il sera de
la couleur de la brique ou de la chair déchirée par plus fort qu’elle, au
printemps, mais pour l’instant l’énorme motte de terre qui tient lieu de piédestal à la Montagne est
encore assoupie, et le pied frappe pour réveiller la graine. Ainsi est
restaurée la verticale liant ciel, corps et terre, et que le froid et l’hiver
avaient momentanément brisée, enfermant l’argile et la graine dans une
intraitable banquise vouée à la dérive.
En haut il y a le soleil, le ciel
blanc et vide, au mitan le corps
réchauffé qui va calmement par les sous-bois, reprend son souffle au col, mange
l’espace à chaque brassée de forêt ; en bas se tient la motte de terre
rougeâtre, marron clair, aux blessures de glaise qui lentement se réveillent…
Parfois s’ouvre une fenêtre dans le ciel, avec les oiseaux, et je tombe de tout
mon poids de ruminant dans le brasier blanc qui mène vers d’autres contrées, vers
les îles arctiques ou les archipels du printemps. Parfois je m’enfonce dans
l’argile et les litières de feuilles retournées à marée basse et je sens
l’humus appeler l’humus, et la poussière doubler la poussière.
La verticale est restaurée,
bientôt des hampes et des tiges se dresseront vers le soleil rugueux, la
verdure disséminée fourbira ses armes, les baies sures, au goutte à goutte
sortiront du vert anonymat et tout se mettra à parler en même temps. Mais ce
n’est pas cela que j’aime, cette cacophonie printanière et le noeud que fait
alors la vie à la vie en avril et mai, mais ce petit silence de janvier où
s’échauffent les langues sans encore claqueter, déclarer et pérorer. Partout il
y a de petits bruits de becs qui s’ouvrent, de fenêtres qui claquent dans la
blancheur comateuse du ciel, il y a de portes forcées. Ainsi des oiseaux qui
font reluire le cuivre de leur gorge en minces trilles mathématiques,
discrètement assénées.
Et ce que j’aime encore dans ce
pré-printemps enfoui dans la glaise ou nichant au dernier étage de la canopée,
est qu’il tolère, en s’en faisant une litière, la caducité des feuilles et la
vieillesse des herbes. Ainsi des prairies et talus aux herbes chenues, ou d’une
blondeur scandinave, qui étouffent le bruit de mes pas, ainsi des feuilles de
hêtre qui sont devenues des copeaux à la couleur définitivement fixée. Ils
donnent une profondeur au temps en rappelant l’année passée, ils jettent leurs
derniers feux avant le sacrifice.
Ces retards tolérés ajoutent de plus un étage
à la verticale susnommée.
Profondeur blanche de ce
pré-printemps dans le ciel, profondeur rouge
sous la terre, entre les deux va le corps mou de l’homme, articulé comme
un langage. Lui aussi parle et veut
parler, comme l’oiseau qui discrètement s’est mis à chanter.
Il murmure plutôt, les choses
importantes, les vérités sans retour,
elles, seront dites plus tard, dans la vacarme du printemps. Pas maintenant. Il
est bien trop tôt, l’heure est trop claire et pure pour avoir besoin d’un
langage, d’un développement de phrases ou de cris assénés.
Maintenant il faut écouter le
crépitement qui parcourt les pinèdes, pareil à celui d’une pluie légère et
intermittente, aux grosses gouttes, une pluie d’été. Là aussi ce sont des
portes qui s’ouvrent laissant entrer tour à tour l’ombre ou la lumière, se
décollent les écailles des pignes pareilles à des ongles recourbés et les
pignes ressemblent alors à des fleurs de bois ouvertes qui planent, tel la pendule du magnétiseur, au-dessus
de nos crânes en vadrouille, pleines
d’une ombre qui est aussi un pollen. Et c’est peut-être là, avant la violette
et la primevère, les premières fleurs avérées de l’année, les fleurs de bois du
pré-printemps.
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