samedi 21 octobre 2017

Massif d'Aurouze


Au sud, le Massif d’Aurouze

Souvent, en me promenant dans le pays du Buëch, au sud du Dévoluy, je l’ai vu surgir au moment où je m’y attendais le moins, comme une donnée constante du paysage, au gré des anamorphoses du relief. Donnée constante mais en même temps étrangère, car le massif d’Aurouze est une île de Dolomie au milieu d’un massif calcaire. Le massif d’Aurouze surgit des blancs éboulis qui s’amassent à ses pieds comme une épave prise dans des sables blancs, jaunes, roses, en fonction de la saison et de la lumière du jour. Des cohues de pins maritimes ou pins à crochet essaient de recoloniser ses flancs blancs et nus. Ces larges coulées de pierres légères et poreuses font alors penser aux prémices d’un désert où s’aventureraient quelques oasis de conifères. En été les éboulis étincellent et ardent sous le soleil tandis qu’en hiver ils apportent une lumière douce et bienvenue comme celle de la neige. En haut des murailles crénelées dont l’apparence varie constamment en fonction de l’heure du jour annoncent le plateau de Bure qui se déploie sur plusieurs kilomètres carrés au sommet du massif.
La plupart des randonneurs préfèrent affronter le massif d’Aurouze par le versant sud. Peut-être est-ce dû au fait que le choix de ce versant, très ensoleillé par ailleurs, donne l’illusion d’accomplir un exploit digne d’un véritable alpiniste. Sur un millier de mètre les éboulis décrivent en effet des pentes très marquées qui, vues de loin, ont l’aspect d’une falaise légèrement inclinée et liquide.  Le chemin, qui serpente d’abord dans des forêts de hêtres toute d’ombre et d’humidité, monte tout à coup de manière abrupte dans un désert vertical où les pieds s’enfoncent parfois profondément dans la dolomie. Elles crissent comme des tessons de tuile ou des pierres ponce, ces pierres, et se dérobent parfois sous les pas, ce qui oblige le marcheur à redoubler d’effort. Le plus grand défi qu’offre cette illusion de façade est en effet celui d’une lutte contre la « liquidité » de la pierre. A certaines heures en peut entendre, si l’on bien tend l’oreille, des chutes de cailloux projetés en contrebas par les pieds lestes des chamois. La montagne s’effrite en direct et le randonneur participe lui-même de ce délitement en foulant ces scories minérales qui ralentissent son pas. Heureusement, à 2000 mètres, émergent enfin les premiers blocs de dolomie, légèrement jaunâtre ou orangés. Ces véritables éponges à lumière bornent le plateau de Bure où on arrive enfin. Dernière station et grande surprise. On se croyait arrivé au sommet d’une montagne mais c’est en fait la terre qui recommence ici.
Le plateau de bure a tout d’une résurgence chtonienne, d’une terre échouée dans des hauteurs qui l’affament. C’est une vaste succession de concavités et convexités interrompue par des falaises sans franchise ou bien prolongés par des promontoires dramatiquement érodés : tête d’Aurouze, pic de Bure, autant d’archives de pierre grouillant de signes aussi évanescents que les nuages. Et ce désert s’étale sur plusieurs kilomètres carrés sans ombre, travaillé avec une égale violence par les vents, le gel et le soleil. En été c’est l’Afrique sur le plateau de Bure, mais en décembre mais c’est plutôt l’Arctique et une polychromie boréale : des bleus pâles, des blancs cassés, des jaunes sulfureux. Une neige, granuleuse et qui craque sous le pied, y trouve toujours refuge.
Au centre du plateau se dressent en toutes saisons les gigantesques capteurs de l’observatoire, comme autant d’oreilles tournés vers l’univers. Les scientifiques vont et viennent, quasi invisiblement, en empruntant le téléphérique qui les relie à Saint-Etienne en Dévoluy, en contrebas. Alentour le silence s’épaissit encore et gagne en densité. Il semble faire partie de l’atmosphère elle-même, de l’air. Un silence à la fois arctique et africain, un silence de toundra et de Sahara.  Magnétique. C’est sans doute ce silence, de lumière et de gel tout à la fois, qui donne aussi plus d’acuité au regard. On n’a plus qu’à se concentrer sur le panorama, à laisser le regard errer au loin, à 360 degrés. Tour à tour on embrasse du regard, en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, la Provence et le Mont Ventoux, l’Ardèche, la Drôme et le sud du Vercors, et puis les Ecrins, L’Isère, la Savoie avec le Mont-Blanc, et enfin l’Italie et dont les « monts navigants », pour reprendre la belle expression utilisé par l’écrivain italien Paolo Rumiz pour désigner les montagnes alpines, semblent buter contre les flancs du Queyras et du massif de la Vanoise, à la frontière. Les lointains se succèdent et palpitent sous le regard...
Et là-haut on peut penser une nouvelle fois : oui les vallées alpines sont de petits pays à l’épaisse carapace de tortue et aux tympans parfois bouchés par le neige, mais leur silence est unique, et ils réservent toujours, à l’endroit des cols, des sommets et des hauts plateaux, ce genre de portes dérobées vers l’univers.




Publié dans le revue Tatry,















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