lundi 10 janvier 2022

mardi 4 janvier 2022



Beaucoup plus réel, conte

 

Depuis des années un homme s’entêtait à peindre le même arbre, un érable argenté de bonne taille qui avait été planté là le jour de ses dix ans ; il le peignait mois après mois, saison après saison, avec une régularité empreinte d’une véritable passion.

 Quand on lui faisait remarquer qu’il ne le connaissait que trop cet arbre, qu’il serait peut-être temps de s’en détacher, il objectait que c’était justement parce qu’il le connaissait si bien qu’il ne pouvait plus s’en défaire. Cet arbre-là, selon lui, était particulier, il se laissait approcher, saisir. Il devinait par avance les chemins par lesquels il croîtrait encore et encore.

En outre, le revers argenté et duveteux de ses feuilles lui apportait l’été une ombre qui était plus lumineuse que la lumière du jour.

 Mais l'arbre tomba malade et on dut se résoudre, par précaution, à le couper.

L’homme eut bien du mal à s’en remettre. Au soir il fixait transpercé par la nostalgie le lieu, un léger promontoire en amont du village, où se dressait autrefois l’érable argenté.

Et puis l’arbre revint lentement, de très loin, sous la forme du souvenir. Et le souvenir prit racine.

L'homme entendait même à nouveau le bruit du vent dans son feuillage,

Il peignit alors, mois après mois, saison après saison, le souvenir de l’arbre, souvenir qui un jour s’arrêta pourtant en chemin. L’arbre se dépouilla de ses feuilles argentés, ses branches se fondirent dans une épaisse brume hivernale,  tandis que d'invisibles parasites s’attaquaient à son tronc sans défense.

Nu et désespéré l’homme se réfugia dans le sommeil, que de trop. Mais dans cette grande nuit parcourue de visions assez embrouillées apparut soudain l’érable triomphant. Ce n’était pas l’érable tel qu’il l’avait connu (plutôt un sycomore ou un tulipier de Virginie), mais l’homme savait malgré tout que c’était bien de lui qu’il s’agissait.

 Rempli de fébrilité, il reprit ses pinceaux et commença aussitôt à la peindre tel qu’il lui apparaissait en rêve, mois après mois, saison après saisons, avant que le rêve ne s’épuisât, qu’il ne perde de ses couleurs et de sa sève, qu’il disparaisse totalement de la lumineuse toile blanche.

Néanmoins l’homme resta fidèle à l’érable continuant à peindre tous les jours, au petit matin désormais, à moitié nu et debout. De nouvelles peintures prenaient racine, croissaient, s’argentaient, se dépouillaient de leurs couleurs et de leur forme, au fil des saisons ; il aurait pu le peindre même s'il avait été aveugle tant il connaissait bien les gestes, le sens, le rythme de l’érable.

 

L’érable était à nouveau là, mais cette fois c’était réel, disait-il, beaucoup plus réel qu’avant.


 

jeudi 18 novembre 2021


Chemin du Champérus

 

Sentier écrit dans la roche, à même la roche qui le bosselle ; palimpseste de sentier qui disparaît  parfois, en été,  dans des ruines arasées où prend racine un pin, qui s’éclipse  dans la blancheur de la roche affleurante, débordante ,aux lourdes arcades que frappe le jour .On saisit à mains nues ses bornes, se hisse dans les gravillons égouttés, nez à nez avec des touffes de thym grises. C’est alors une escalade qui s’ignore. En été cette roche est jaune citron, ou rose saumon au soir, mais là ce ne sont que des bleus (la bleuité du moisi, d’un froid pullulement bactérien) au cœur de la pierre, des mauves à leur racine d’ombre.

Le froid viendra exercer sa maîtrise tantôt et cela les pierres le savent déjà, déjà se préparent. Elles sont devenues bleues comme la poussière du thym qui se glisse dans les interstices rocheux, tel les saxifrages. Il y a dans l’air un vide, un halètement du vide qui appelle le froid, qui prépare l’arrivée du froid dans l’espace, qui laisse entendre que le froid arrivera bientôt, car la nature a horreur du vide et de l’hésitation. D’où cette bleuité des roches et du chemin creux, creusé, qui en été s’éclipse mais qui là souligne presque, dans ses tortillons qu’on escalade, les ecchymoses de la roche exposée.

Ce sentier du Champérus, écrit dans la roche par les pieds bottés des randonneurs, chasseurs, sportifs est synonyme pour moi, tout au long de l’année tiède et claire, d’albedo parfumé au thym et à la sarriette, et de chaleur terreuse, pierreuse, dans laquelle on se hisse dans des efforts poussiéreux jusqu’au premier sommet, avant la route des crêtes et Châteauvieux à tribord. Il y fait alors nettement plus chaud qu’ailleurs.

Aujourd’hui au contraire, ce même chemin me rend palpable, dans cette soudaine bleuité de sa chair, la lâche retraite du feu et le refroidissement subséquent de ses côtes, et le vide créé par cette défaite  à contre-courant où continue à prospérer le thym, cette plante-poussière.

Tout est déjà écrit, tracé, le chemin laissera descendre, depuis le sommet, le froid par lequel tout redevient clair et précis, gris-bleu-noir. A contre-courant.

 

 

 

 

 

mercredi 3 novembre 2021


 Massif de Durbonas, Hautes Alpes.

Lac de Montriond, Chablais, Savoie.





 Forme parfaite du lac, tout en méditation large et profonde, en silence et discipline, qui contamine en outre tout ce qui s’y frotte, s’en approche et le drague, tout ce qui croît et prospère autour : chalets et barrières, route, arbres d’ornement ou simples éléments de vie sauvage saules, frênes, peupliers, alisiers qui croissent librement en bord de route ou sur la rive, forcissant tels de vibrants nuages de chlorophylles sur les pentes aménagées qui mènent au lac. 

Ainsi, du fait de cette excellence généralisée qu’il suscite par sa seule forme, le lac a vocation à devenir une image du luxe. Au Montriond la nature se fait luxueuse, coquette du moins, qui se contemple aveuglément dans ce miroir verdâtre, dans ce glauque miroir qui est l’envers apaisé de la comédie végétale, de la tragédie animale jouée inlassablement alentour ou au loin, par-delà les horizons de pessières et crêtes mordorées. Ainsi, en ces deux extrémités silencieusement antagonistes le lac, devenu image du luxe, attire les restaurants aux cocktails déraisonnables et menus dispendieux, ainsi que les couples de célibataires qui viennent à 19 heures sonnantes- alors que les derniers touristes ont disparu des pelouses occidentales et que le grand parkings en tête de lac s’est vidé de ses dernières berlines-, y étrenner une liberté nouvellement acquise.


 Mais même là, alors que vous avez cédé au luxe et aux sataniques cocktails, le lac ne vous jugera pas, il a l’œil mou et paisible ; il accueillera toujours avec un bâillement d’approbation votre désir de briller parmi les hommes, à la terrasse d’un restaurant ou d’un bar surplombant ses flots. Il est passif, il n’a pas d’intentions. Il a été créé suite à un catastrophe, une chute terrassante de la montagne, suite un verrouillage de tout autre possibilité, il y a plusieurs siècles, ou millénaires ; il est étendu comme une bête qui a mordu la poussière, vaincu par un destin sous-jacent, sommé dès l’origine par le destin géologique de gésir ici, s’inscrivant d’emblée dans une forme que ni les forêts ni les hommes pourront jamais subvertir. Et il se repose, sans âge.

Il ne bougera plus, ne protestera plus, ne jugera plus ceux qui l’enferment dans ce rôle de miroir bénévolent, il est en accord parfait avec son niveau et sa frontière, même son débord est rendu peu probable par les derniers travaux, d’ailleurs fort avisés, des ingénieurs. C’est un miroir de luxe, résineux, empathique jusqu’à en être collant, et qui s’étale sur plusieurs hectares de silence vert à nos pieds. C’est aussi une large porte qui nous permet d’échapper au labyrinthe du monde et a ses opérations arithmétiques conscientes ou inconscientes, à son angulosité économique ou verbale, c’est une porte ouverte sur une dimension d’imaginaire pur, un imaginaire organique renvoyant à nos propres origines, de nouveau décelables grâce à lui : monde des poissons et des batraciens, monde amphibie infréquentable pour les hommes, mis en part pour ceux munis de tubas, en habit de grenouille.





 Ainsi La forme du lac est aussi intérieure, par débordement de l’imagination, elle dessine la frontière d’un monde invisible, exclusivement organique (sous la surface, sous la peau brillante du lac, tellement sensible et insensible, tellement engourdie à certaines heures, ou bien saignante… du lac) où la vie git dans un magma de bulles, un monde forclos ou rotent les crapauds et baillent les carpes… Après qu’on ait quitté les terrasse luxueuses qui surplombent le lac, seuls le sommeil, le désir de contemplation, ou le pur ennui de l’après-midi obtenu par un long et presque pénible alanguissement du corps, nous permettront peut-être d’accéder au bas-étage d’une réalité invisible et forclose. Alors nous pourrons croire avoir atteint ces profondeurs vertes des origines : la forêt des truites arc-en-ciel, la jungle des bulles nyctalopes où la carpe promène le vaisseau fuselé de son corps sans charme.